Rasa fut épouvantée. « Vous épouser, vous !
— Malgré mon surnom, je n’ai pas de femme, dit Mouj. Il n’est pas bon qu’un homme reste seul trop longtemps. J’ai trente ans – j’espère que ce n’est pas trop vieux pour m’accepter comme époux, Hushidh.
— Elle est promise à mon fils », dit Rasa.
Mouj se tourna vers elle, et pour la première fois, ses manières affables laissèrent place à une colère mordante, dangereuse. « Un infirme qui se cache au désert, une moitié d’homme que cette ravissante jeune fille n’a jamais désiré comme époux et qu’elle ne désire pas davantage aujourd’hui !
— Vous vous trompez, répliqua Hushidh. Je le désire.
— Mais vous ne l’avez pas épousé, dit Mouj.
— En effet.
— Il n’y a donc aucun empêchement légal à notre union.
— Il n’y en a pas.
— Pénétrez dans cette maison, intervint Rasa, et tuez-nous tous, mais je ne vous laisserai pas prendre cette enfant de force !
— Allons, n’en faites pas un drame, dit Mouj. Je n’ai nulle intention de forcer quiconque. Comme je l’ai dit, plusieurs voies s’offrent à moi. Nafai peut très bien annoncer : “J’accepte de devenir consul”, auquel cas le lourd fardeau de ma proposition de mariage deviendra moins pesant pour Hushidh – sans disparaître tout à fait, si elle veut bien partager l’avenir avec moi. Car je te l’assure, Hushidh, quoi qu’il arrive, ma vie sera couverte de gloire, et dans les récits qui la célébreront à jamais, on chantera le nom de mon épouse en même temps que le mien.
— La réponse est non ! coupa Rasa.
— La question ne s’adresse pas à vous », rétorqua Mouj.
Hushidh les regarda tous l’un après l’autre, mais sans rien leur dire. Rasa avait la quasi-certitude qu’elle ne voyait pas leurs visages, mais les fils d’amour et de loyauté qui les liaient ensemble.
« Tante Rasa, dit-elle enfin, j’espère que vous me pardonnerez de décevoir votre fils.
— Ne le laisse pas t’impressionner ! s’écria Rasa violemment. Surâme ne lui permettrait jamais d’exécuter Nafai ! Ce sont des fanfaronnades !
— Surâme est un ordinateur, répondit Hushidh. Elle n’est pas omnipotente.
— Hushidh, il y a des visions qui te rattachent à Issib ! Surâme vous a destinés l’un à l’autre !
— Tante Rasa, je ne peux que vous supplier de vous taire et de respecter ma décision. Car j’ai perçu des fils là où je n’en attendais pas, des fils qui me relient à cet homme. Je n’imaginais pas, quand j’ai appris qu’il s’appelait Mouj, que je serais la seule femme à posséder le droit de lui donner ce nom.
— Hushidh, intervint Mouj, j’avais décidé de te proposer le mariage pour des raisons politiques, ne t’ayant jamais vue. Mais j’ai appris que tu étais sage, et j’ai vu tout de suite que tu étais jolie. Aujourd’hui, j’observe ton discernement, j’écoute ta parole, et je sais pouvoir t’offrir non seulement le pouvoir et la gloire, mais aussi la tendresse d’un véritable époux.
— Et moi, je vous apporterai la dévotion d’une véritable épouse », répondit Hushidh en se levant et en s’approchant de lui. Il lui tendit les bras et elle accepta son étreinte et son baiser sur la joue.
Rasa, écrasée de douleur, ne pouvait que rester muette.
« Ma tante Rasa peut-elle présider la cérémonie ? demanda Hushidh à Mouj. Je suppose que pour des… des raisons politiques, vous voudrez vous marier sans tarder.
— Sans tarder, mais sans dame Rasa, dit Mouj. Sa réputation n’est pas des meilleures actuellement, bien que la situation puisse se clarifier rapidement après le mariage, j’en suis sûr.
— Puis-je disposer d’une dernière journée avec ma sœur ?
— C’est à tes noces, non à tes funérailles que tu te rends, répondit Mouj. Tu auras de nombreuses journées avec ta sœur. Mais le mariage aura lieu aujourd’hui. À midi. À l’Orchestre, avec toute la cité pour témoin. Et c’est ta sœur Luet qui présidera la cérémonie. »
C’était horrible. Mouj savait trop bien comment tourner chaque chose à son profit ; si Luet présidait à cette union, son prestige rejaillirait sur elle. Mouj serait accepté par tous comme un noble citoyen de Basilica et il n’aurait plus besoin d’un homme de paille au poste de consul ; il n’aurait aucune difficulté à s’y faire nommer, et Hushidh deviendrait la première dame de Basilica. Elle serait merveilleuse, digne de ce rôle en tous points – sauf que personne n’aurait dû le jouer, et que Mouj allait détruire Basilica par son ambition.
Détruire Basilica…
« Surâme ! s’écria Rasa du fond de son cœur. Est-ce cela que tu avais prévu depuis le début ?
— Naturellement, répondit Mouj. Comme Nafai me l’a dit lui-même, c’est Dieu qui m’a manipulé pour m’amener ici. Et pourquoi, sinon pour trouver une épouse ? » Il se tourna de nouveau vers Hushidh qui ne le quittait pas des yeux, la main toujours posée sur son bras. « Ma chère dame, dit Mouj, veux-tu m’accompagner, à présent ? Pendant que ta sœur se prépare à conduire la cérémonie, nous avons bien des choses à discuter, et il faut que tu sois près de moi lorsque nous annoncerons notre union au conseil municipal ce matin. »
Alors, Luet se dressa et s’avança d’un pas majestueux. « Je n’ai pas donné mon accord pour jouer un rôle quelconque dans cette farce abominable.
— Lutya… dit Nafai.
— Vous ne pouvez pas la forcer ! » s’exclama Rasa, triomphante.
Mais ce fut Hushidh et non Mouj qui répondit : « Ma sœur, si tu m’aimes, si tu m’as jamais aimée, alors je te le demande, viens à l’Orchestre célébrer ce mariage. » Hushidh les regarda tous. « Tante Rasa, il faut y venir aussi. Et amenez vos filles et leurs époux ; Nafai, amène tes frères et leurs femmes également. Amenez tous les professeurs et les élèves de cette maison, même ceux qui habitent loin. Voulez-vous bien les amener me voir prendre époux ? Me ferez-vous cette seule grâce, en souvenir de toutes mes années heureuses dans cette bonne maison ? »
Ses paroles convenues et son attitude distante brisèrent le cœur de Rasa, et elle éclata en sanglots tout en donnant son accord. Luet, quant à elle, promit de conduire la cérémonie.
« Vous les laisserez sortir de la maison pour le mariage, n’est-ce pas ? » demanda Hushidh à Mouj.
Il lui sourit tendrement. « On les escortera jusqu’à l’Orchestre, puis on les ramènera.
— C’est tout ce que je demande. » Et Hushidh quitta le portique au bras de Mouj.
Quand ils eurent disparu, Rasa s’effondra sur le banc et versa des larmes amères. « Pourquoi l’avons-nous servie toutes ces années ? implora-t-elle. Nous ne sommes rien pour elle ! Rien !
— Mais Hushidh nous aime, dit Luet.
— Ce n’est pas d’Hushidh qu’elle parle, expliqua Nafai.
— Surâme ! » s’écria Rasa. Puis elle hurla le nom, comme si elle le crachait à la face du soleil levant : « Surâme !
— Si vous avez perdu foi en Surâme, conseilla Nafai, ayez au moins foi en Hushidh. Elle a encore l’espoir de tourner la situation à notre avantage, ne le comprenez-vous donc pas ? Elle a accepté l’offre de Mouj parce qu’elle y a vu un plan. Peut-être même Surâme lui a-t-elle soufflé d’accepter, y aviez-vous pensé ?
— J’y ai pensé, dit Luet, mais j’ai du mal à y croire. Surâme ne nous a jamais donné d’indications là-dessus.
— Alors, reprit Nafai, au lieu d’en parler entre nous et de nous monter la tête, il vaudrait mieux écouter. Surâme attend peut-être simplement qu’on lui concède une miette d’attention pour justifier ce qui se passe.
— Bien, j’attends, dit Rasa. Mais que son plan soit bon, elle y a intérêt ! » Ils patientèrent donc, chacun avec ses propres questions au cœur.