Ils s’étaient ensuite installés aux places d’honneur, non pas en haut des gradins de l’amphithéâtre, mais au niveau même de l’Orchestre, à droite de la plateforme basse érigée au centre en vue de la cérémonie. Ils constituaient le groupe de l’épousée ; de l’autre côté, le groupe du marié se composait de nombreux membres du conseil municipal, mêlés à des officiers de la garde basilicaine et quelques officiers du général – à peine une poignée. On ne voyait pas signe de domination gorayni ; c’était d’ailleurs inutile. Elemak savait qu’un grand nombre de soldats de Mouj et de gardes basilicains se tenaient discrètement dissimulés, mais assez près pour intervenir en cas d’imprévu. Si, par exemple, un assassin ou un curieux cherchait à traverser l’espace libre entre les bancs et les invités de la cérémonie, il ne tarderait pas à arborer une flèche en pleine poitrine, tirée par un des archers dissimulés dans le trou du souffleur ou dans l’orchestre.
Comme tout change vite ! songea Elemak. Il y a quelques semaines à peine, je revenais d’une expédition féconde et je m’imaginais prêt à prendre ma place d’adulte dans les affaires de Basilica. Gaballufix me paraissait alors l’homme le plus important du monde, et mon avenir en tant qu’héritier de Wetchik et que frère de Gabya était lumineux. Et depuis lors, rien n’est resté stable plus de deux jours de suite. Huit jours plus tôt, dans le désert, déshydraté de corps et d’esprit, aurait-il pensé se marier avec Eiadh chez Rasa moins d’une semaine après ? Et même la veille, alors qu’Eiadh et lui formaient les figures centrales de la cérémonie de mariage, aurait-il pu imaginer que le lendemain midi, Nafai et Luet, pique-assiettes pathétiques et puérils de son mariage, se retrouveraient sur la plateforme elle-même, Luet conduisant la cérémonie et Nafai choisi comme parrain du général Mouj ?
Nafai ! Un gosse de quatorze ans ! Et c’était à lui que le général Mouj avait demandé de jouer le rôle de parrain pour obtenir sa citoyenneté à Basilica, pour l’offrir à Hushidh, comme si Nafai était un notable de Basilica. D’accord, c’était un notable – mais seulement en tant qu’époux de la sibylle. Personne ne pouvait croire sérieusement qu’il devait cet honneur à ses propres vertus.
Sibylle, déchiffreuse… Elemak n’avait jamais prêté grande attention à ce genre de distinctions. Tout ça, c’était des histoires de prêtres, un commerce profitable certes, mais qui ne l’intéressait guère. C’était comme ce rêve ridicule qu’il avait fait dans le désert… Facile de tirer un plan d’action d’un rêve absurde ! Il y a toujours des imbéciles prêts à gober n’importe quoi, à voir en Surâme un être plein de noblesse et non un simple programme d’ordinateur destiné à transférer par satellite d’une cité à l’autre des données et des documents. Nafai lui-même avouait que Surâme n’était rien qu’un ordinateur, et pourtant, Luet, Rasa, Hushidh et lui racontaient partout qu’il essayait d’arranger la situation pour que le mariage n’ait pas lieu et qu’ils finiraient tous dans le désert, prêts pour le voyage, avant la fin de la journée. Quoi, un programme d’ordinateur pouvait faire sortir des chameaux du néant et des tentes de la poussière ? Changer le sable et les rochers en grain et en fromage ?
« Tu ne le trouves pas beau et courageux ? » demanda Eiadh.
Elemak se tourna vers elle. « Qui ça ? Le général Mouj ? Il est là ?
— Je parle de ton frère, gros bêta. Regarde. »
Elemak examina l’estrade et ne trouva pas Nafai spécialement beau ni courageux. Il avait même plutôt l’air ridicule, vêtu comme un enfant qui se prend pour un homme.
« Je n’arrive pas à croire qu’il ait abordé un soldat gorayni, poursuivit Eiadh, et qu’il soit allé parler au général Vozmujalnoy Vozmojno lui-même – alors que tout le monde dormait !
— Où vois-tu du courage là-dedans ? C’était idiot et dangereux, oui, et regarde où ça nous a menés : Hushidh est obligée d’épouser cet homme ! »
Eiadh le regarda d’un air abasourdi. « Enfin, Elya, elle épouse l’homme le plus puissant du monde ! Et c’est Nafai qui le parraine !
— Uniquement parce qu’il est marié à la sibylle de l’eau. »
Eiadh soupira. « Elle n’a pas grand-chose pour elle, la pauvre. Mais ces rêves… j’ai essayé d’en faire moi-même, et personne ne les prend au sérieux. Tiens, j’en ai fait un très bizarre la nuit dernière : un singe volant, plein de poils, avec d’horribles crocs, me jetait des crottes, et un rat géant l’a fait tomber du ciel à coups de flèches ; peut-on imaginer plus bête ? Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à recevoir des rêves de Surâme, moi, tu peux me le dire ? »
Elemak l’écoutait à peine ; il réfléchissait à la jalousie manifeste d’Eiadh devant le mariage d’Hushidh avec l’homme le plus puissant du monde, à son admiration pour Nafai et son fichu toupet d’aller trouver le général Mouj en plein milieu de la nuit. Mais qu’espérait-il donc, à part plonger le général dans une fureur noire ? Il ne devait qu’à une chance insensée de se retrouver sur cette estrade ! Mais Elemak n’en était pas moins irrité de voir Nafai à cette place, avec tous les regards de Basilica fixés sur lui, Nafai dont tout le monde parlait à mi-voix, Nafai qui resterait pour tous l’époux de la sibylle de l’eau, le beau-frère de la déchiffreuse. Et quand Mouj s’établirait comme roi – oui, c’est vrai, officiellement, on dirait « consul », mais le sens serait le même –, Nafai deviendrait le beau-frère de Sa Majesté et le mari d’une noble épouse, quand Elemak resterait un négociant du désert. Oh, bien sûr, on rendrait à Père son titre de Wetchik, dès qu’il aurait compris que Surâme ne ferait jamais quitter Basilica à personne. Et Elemak redeviendrait son héritier, mais quel sens aurait ce titre, à ce moment-là ? Et le pire, c’est que son rang et son avenir lui seraient rendus par Nafai. Cette idée le faisait bouillir.
« Qu’il est fougueux, ce Nafai ! dit Eiadh. Tu n’es pas fier de lui ? »
Mais elle n’avait donc que lui à la bouche ! Jusqu’à ce matin, Elemak avait cru qu’Eiadh était le meilleur parti de la cité. Mais, il s’en apercevait à présent, elle ne représentait que la meilleure première épouse que pouvait choisir un homme jeune. Un jour, il aurait besoin d’une vraie femme, d’une véritable compagne, et rien ne laissait prévoir qu’Eiadh posséderait jamais ce talent. Sans doute resterait-elle toujours superficielle et frivole, toutes qualités qu’il avait trouvées charmantes jusque-là. La nuit dernière, quand elle avait chanté pour lui, il s’était dit qu’il écouterait volontiers toute sa vie cette voix chaude et vibrante de passion. Aujourd’hui, en regardant l’estrade, il s’apercevait que c’était Nafai, finalement, qui avait fait un mariage dont l’intérêt n’aurait pas disparu dans trente ans.
Eh bien, tant pis, se dit Elemak. On ne quittera évidemment pas Basilica ; je garderai donc Eiadh quelques années, puis je m’en débarrasserai en douceur. Qui sait ? Luet ne restera peut-être pas avec Nafai ; en mûrissant, elle aura peut-être envie d’un homme fort à ses côtés. Nous considérerons tous ces premiers mariages comme des crises d’adolescence, quand nous sortirons de la jeunesse. Et alors, c’est moi qui deviendrai le beau-frère du consul.
Quant à Eiadh, eh bien, avec un peu de chance, elle me donnera un fils avant que nous nous séparions. Mais serait-ce vraiment souhaitable ? Faudrait-il vraiment que mon fils aîné, mon héritier, soit l’enfant d’une femme aussi superficielle ? Non. Selon toute vraisemblance, ce seront les fils de mes mariages suivants, de mes mariages de maturité, qui seront les plus dignes de prendre ma place.