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Soudain, avec un coup au cœur, Elemak songea que Père pensait peut-être de même de son côté. Après tout, dame Rasa était sa partenaire de maturité, et Issib et Nafai les fruits de cette union. Mebbekew n’était-il pas la preuve vivante que les mariages prématurés engendrent des résultats malheureux ?

Mais pas moi, songea Elemak. Non, pas moi ! Je ne suis pas le fruit d’un mariage précoce et irréfléchi. Je suis le fils que Père n’aurait pas osé demander – celui de sa cousinette, Hosni, qui m’a voulu parce qu’elle admirait grandement Volemak adolescent alors qu’elle l’initiait aux plaisirs du lit. Hosni n’était certes pas une évaporée, et Père me fait confiance ; il m’accorde plus de considération qu’à ses autres enfants. Enfin, c’était vrai jusqu’à ce qu’il se mette à recevoir des messages de Surâme et que Nafai tourne la situation à son avantage en prétendant avoir des visions lui aussi.

Elemak débordait de rage – une rage ancienne, profonde – et d’une jalousie nouvelle née de l’admiration qu’Eiadh manifestait envers Nafai, et qui le brûlait. Mais son émotion la plus brûlante et la plus profonde, en réalité, était sa crainte que Nafai ne jouât pas la comédie, que pour quelque raison inconnue, Surâme eût vraiment choisi le benjamin plutôt que l’aîné pour en faire l’héritier de Père. Quand Surâme avait investi le fauteuil d’Issib et empêché Elemak de battre Nafai, dans le ravin, non loin de la cité, n’était-ce pas ce qu’il avait dit ? Que Nafai prendrait un jour la tête de ses frères, ou quelque chose de ce genre ?

Eh bien, cher Surâme, d’accord, sauf si Nafai est mort. Tu as déjà pensé à ça ? Si tu peux lui parler, à lui, tu peux aussi bien me parler à moi, et il serait grand temps que tu t’y mettes.

Je t’ai donné le rêve des femmes.

La phrase apparut dans l’esprit d’Elemak, aussi claire qu’une parole venue de l’extérieur. Elemak éclata de rire.

« De quoi ris-tu, Elya, mon chéri ? demanda Eiadh.

— De ce qu’on peut facilement se tromper soi-même, répondit Elemak.

— On dit toujours qu’il est possible de se mentir à soi-même, mais je n’ai jamais compris ça, dit Eiadh. Si on se raconte un mensonge, on sait qu’on ment, non ?

— Si. On sait qu’on ment, et on sait ce qu’est la vérité. Mais certains tombent amoureux du mensonge et oublient totalement la vérité. »

Comme tu le fais en ce moment, dit la voix dans sa tête. Tu préfères croire le mensonge qui prétend que je ne peux te parler, à toi ni à personne, et tu nies donc mon existence.

« Embrasse-moi, dit Elemak.

— Voyons, Elya, nous sommes au milieu de l’Orchestre ! se récria-t-elle ; mais il savait qu’elle en avait envie.

— Tant mieux. Nous nous sommes mariés hier soir ; les gens s’attendent que nous ne pensions qu’à nous-mêmes ! »

Alors, elle l’embrassa, et il se laissa aller dans ce baiser, fermant son esprit à tout ce qui n’était pas désir. Quand ils se séparèrent enfin, des applaudissements éclatèrent çà et là ; on les avait remarqués, et Eiadh en fut ravie.

Naturellement, Mebbekew proposa aussitôt un baiser identique à Dol, qui eut le bon sens de refuser. Mebbekew insista pourtant, jusqu’à ce qu’Elemak, se penchant devant Eiadh, lui fasse observer : « Meb, le réchauffé, ça fait toujours du mauvais théâtre – c’est toi-même qui me l’as dit, non ? »

Meb lui lança un regard noir et se renfrogna.

C’est bien toujours moi qui commande se dit Elemak. Et je ne suis pas près de me mettre à croire des voix qui éclatent dans ma tête simplement parce que j’ai envie de les entendre. Je ne suis pas comme Père, Nafai et Issib, décidés à suivre un fantasme parce que c’est rassurant de penser qu’un être supérieur est responsable de tout.

Moi, je suis capable d’affronter la réalité. La vérité suffit toujours à un homme, un vrai.

Du haut de tous les minarets qui entouraient l’amphithéâtre, les sonneurs entamèrent leur musique plaintive. Ils jouaient de trompes anciennes et non des instruments parfaitement accordés des théâtres ou des concerts, et nulle harmonie n’était recherchée. Chaque trompe produisait une note à la fois, longue et puissante, qui s’affaiblissait à mesure que le sonneur perdait souffle. Les notes se chevauchaient, parfois en une dissonance captivante, parfois avec des harmonies stupéfiantes ; mais toujours, elles produisaient un son obsédant, merveilleux.

Les trompes réduisirent au silence les citoyens rassemblés sur les bancs et emplirent Elemak d’une impatience tremblante, comme chacun dans l’Orchestre, il le savait. La cérémonie allait commencer.

Soif se trouvait à la porte de Basilica et se demandait pourquoi Surâme l’abandonnait maintenant. Ne l’avait-elle pas assistée à chacun de ses pas depuis Potokgavan ? Elle était montée à bord d’une péniche en demandant qu’on lui permît d’y prendre place, et on l’avait acceptée sans poser de questions, bien qu’elle ne pût payer. Au grand port, elle avait hardiment annoncé au capitaine du corsaire que Surâme exigeait qu’elle gagne Côte-Rouge le plus vite possible, et il s’était vanté en riant d’y arriver en un jour avec un si bon vent, tant qu’il n’embarquait pas de fret. À Côte-Rouge, une belle dame était descendue de son cheval dans la rue et l’avait offert à Soif.

C’est sur cette monture que Soif était arrivée à la porte Basse, s’attendant à entrer sans difficulté comme toutes les femmes, citoyennes ou non. Mais elle avait trouvé la porte gardée par des soldats gorayni qui refoulaient tout le monde.

« Un grand mariage se tient dans la cité, lui expliqua un soldat. Le général Mouj épouse une dame basilicaine. »

Sans savoir comment, Soif sentit aussitôt que ce mariage constituait la raison de sa venue.

« Alors, il faut me laisser entrer, dit-elle, parce que je suis invitée.

— Seuls les citoyens de Basilica sont invités à la cérémonie, et encore, seulement ceux qui se trouvent intra muros. Nos ordres ne permettent aucune exception, même pas pour les mères dont les bébés sont dans la cité, ni pour les médecins dont les patients agonisent à l’intérieur.

— Je suis invitée par Surâme, reprit Soif, et de par son autorité, je révoque tous les ordres qui viennent d’un mortel. »

Le soldat éclata de rire, mais d’un rire contraint, car la voix de la femme avait porté, et la foule les écoutait. Ces gens avaient été interdits d’entrée, et ils risquaient de s’énerver à la moindre provocation.

« Laisse-la passer, dit un des soldats, si ça peut empêcher la foule de s’exciter.

— Dis pas de bêtises, répliqua un autre. Si on la laisse passer, il faudra faire entrer tous les autres.

— Ils veulent tous que j’entre », dit Soif.

La foule eut un murmure d’assentiment, et Soif s’en étonna : curieux comme la masse des Basilicains prêtait facilement attention à Surâme, alors que les soldats gorayni restaient sourds à son influence ! Voilà peut-être pourquoi les Gorayni étaient une race si mauvaise, comme elle l’avait entendu dire à Potokgavan : c’est qu’ils ne pouvaient pas entendre la voix de Surâme.

« Mon mari m’attend à l’intérieur, dit Soif ; mais ce ne fut qu’en s’entendant prononcer ces mots qu’elle s’aperçut que c’était vrai.

— Eh bien, ton mari devra attendre, répondit un soldat.