— Ou prendre une maîtresse ! renchérit un autre, et ils éclatèrent de rire.
— Ou se satisfaire tout seul ! reprit le premier, et ils hurlèrent de rire.
— On devrait la laisser entrer, dit un des soldats. Si Dieu l’avait élue ? »
Aussitôt, un des autres soldats dégaina son poignard et le posa sur la gorge de l’homme. « Tu te rappelles l’avertissement : c’est la personne qu’on a envie de faire entrer qu’il faut à tout prix empêcher de passer !
— Mais elle a besoin d’entrer ! insista le soldat, visiblement sensible à Surâme, lui.
— Encore un mot et je te tue !
— Non ! cria Soif. Je m’en vais. Ce n’est pas la bonne porte. »
Au fond d’elle-même, elle sentait grandir le besoin d’entrer, mais elle refusait de laisser tuer cet homme ; ce meurtre d’ailleurs ne lui permettrait même pas de franchir la porte. Elle fit donc volter son cheval et traversa en sens inverse la foule qui s’écarta devant elle. Elle gravit en hâte la piste raide qui menait à la route des Caravanes, mais ne prit pas la peine d’essayer la porte du Marché ; elle suivit la route Haute, mais n’essaya pas non plus la porte Haute ni la porte du Goulet. Elle poussa sa monture sur le Chemin Noir ; il serpentait au milieu de profondes ravines qui remontaient jusque dans les collines boisées du nord de la cité, pour atteindre enfin la route de la Forêt – mais elle ne poursuivit pas jusqu’à la porte Arrière.
Non, elle mit pied à terre et plongea dans les taillis épais du bois Impénétrable, en direction de la porte Secrète connue des seules femmes, utilisée par les seules femmes. Il lui avait fallu une heure pour faire le tour de la cité, en prenant le plus long chemin – mais il n’existait pas de voie cavalière le long du mur est, qui tombait tout droit sur des crevasses et des précipices, et à pied, cette route lui aurait pris trop de temps. À présent, les taillis semblaient s’accrocher à elle, l’empêcher d’avancer ; elle savait pourtant bien que Surâme guidait chacun de ses pas pour lui offrir le chemin le plus rapide jusqu’à la porte Secrète. Mais même quand elle l’aurait passée, il faudrait encore du temps pour monter jusque dans la cité, et déjà elle entendait les trompes lancer leur chant plaintif. La cérémonie allait commencer dans quelques instants, et Soif n’y serait pas.
Luet officiait aussi lentement que possible, mais la cérémonie avançait, et il lui était interdit de faire ce qu’elle désirait au fond de son cœur : interrompre le mariage et dénoncer Mouj aux citoyens rassemblés. Au mieux, elle se ferait vivement éjecter de l’estrade avant d’avoir pu placer un mot, tandis qu’une prêtresse plus responsable prendrait la suite ; au pire, elle arriverait peut-être à parler avant qu’une flèche ne la fasse taire ; ce seraient alors l’émeute et les effusions de sang et Basilica risquerait d’être détruite avant l’aube. Qu’y gagnerait-on ?
Aussi procédait-elle à la cérémonie – sans hâte, avec de longues pauses, mais sans jamais s’arrêter tout à fait, en écoutant les murmures des prêtresses qui l’accompagnaient à chaque mouvement, à chaque réponse.
Malgré son tumulte intérieur, Luet ne lisait cependant chez Hushidh qu’un calme parfait. Se pouvait-il qu’elle souhaitât cette union, afin d’éviter de devenir la femme d’un infirme ? Non ; Shuya était sincère en disant que Surâme l’avait réconciliée avec cet avenir. C’était sa foi totale en Surâme qui lui donnait cette sérénité.
« Elle a raison d’avoir confiance », dit une voix, un murmure plutôt. L’espace d’un instant, Luet crut avoir entendu Surâme, mais elle comprit bientôt qu’il s’agissait de Nafai, tandis qu’elle passait près de lui pendant l’hymne processionnel des fleurs. Comment avait-il su quels mots prononcer juste à cet instant, pour répondre aussi parfaitement à ses pensées ? Était-ce Surâme qui forgeait un lien toujours plus serré entre eux ? Ou Nafai lui-même, qui lisait si profondément dans son cœur qu’il avait su de quelles paroles elle avait besoin ?
Ah, pourvu que ce soit vrai ! Pourvu que Shuya ait raison de croire en Surâme et que nous ne soyons pas obligés d’abandonner Hushidh quand nous partirons au désert, vers une autre étoile ! Ah, je ne supporterais pas de la perdre ! Je connaîtrais peut-être à nouveau la joie, mon nouvel époux me serait peut-être autant un compagnon que l’a été Hushidh, mais il resterait une douleur en moi, un vide, un chagrin qui jamais ne s’éteindrait en songeant à ma sœur, à ma seule famille en ce monde, ma déchiffreuse qui, dès ma prime enfance, a créé le nœud qui nous liera pour toujours l’une à l’autre !
Mais l’instant solennel finit par arriver, celui des vœux que devaient prononcer les futurs époux, les mains de Luet posées sur leurs épaules : celle de Mouj, dure, puissante, étrangère, et celle d’Hushidh, si familière au contraire, et si fragile à côté de celle du général. « Surâme ne fait qu’une âme de la femme et de l’homme », dit Luet. Une respiration. Un silence infini. Et puis les mots insupportables, qu’elle devait pourtant prononcer, et qu’elle prononça : « Qu’il en soit ainsi. »
L’assistance se leva comme un seul homme en poussant des acclamations, en applaudissant et en criant les noms des époux : Hushidh ! Déchiffreuse ! Mouj ! Général ! Vozmujalnoy ! Vozmojno !
Mouj embrassa Hushidh comme un époux embrasse une épouse – mais avec douceur, Luet le vit, avec tendresse. Puis il se retourna et conduisit Hushidh à l’avant de l’estrade. Cent, mille fleurs volèrent vers eux : celles qu’on avait lancées du fond de l’amphithéâtre furent ramassées et relancées, jusqu’à ce qu’elles comblent l’espace entre l’estrade et la première rangée de bancs.
Au milieu du tumulte, Luet s’aperçut que Mouj lui-même criait. Elle ne comprit pas les mots qu’il prononçait, car il lui tournait le dos. Mais peu à peu, les gens du premier rang perçurent ce qu’il disait et reprirent ses paroles comme une litanie. À cet instant seulement Luet comprit qu’il tournait son propre mariage à son avantage politique : il répétait un mot, un seul, que la foule reprit bientôt avec une incroyable puissance.
« Basilica ! Basilica ! Basilica ! »
La clameur ne semblait jamais devoir finir.
Alors, Luet se mit à pleurer, car elle savait à présent que Surâme avait échoué, qu’Hushidh était unie à un homme qui ne l’aimerait jamais ; il n’aimerait que la cité qu’il avait reçue d’elle en dot.
Enfin, Mouj leva les mains – la gauche plus haut que la droite, paume tournée vers l’extérieur pour réclamer le silence, la droite tenant toujours celle d’Hushidh. Il ne voulait pas briser le lien qui l’attachait à elle, car c’était son lien avec la cité. La psalmodie mourut lentement, et un rideau de silence finit par tomber sur l’Orchestre.
Son discours fut simple et éloquent. C’était une protestation de son amour pour la cité, de sa gratitude d’avoir eu le privilège d’y ramener la paix et la sécurité, et de sa joie présente d’y être accueilli comme citoyen, époux d’une vraie fille de Surâme à la beauté simple et douce. Il mentionna également Luet et Nafai, et l’honneur qu’il ressentait de faire partie de la famille la meilleure et la plus courageuse de Basilica.
Luet prévoyait la suite. Déjà la délégation des conseillers avait quitté sa place, prête à s’avancer et à proposer que la cité accepte Mouj comme consul pour diriger les affaires militaires et les relations étrangères de Basilica. C’était une conclusion évidente que la vaste majorité du public, transportée d’extase par la majesté de la cérémonie, acclamerait à coup sûr. Les gens ne comprendraient que bien plus tard ce qu’ils avaient fait, mais même alors, ils considéreraient ce choix comme une réforme judicieuse.