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Le discours de Mouj tirait à sa fin – une fin qui serait sûrement glorieuse et bien reçue par le public, malgré l’accent nordique de l’orateur, qui en d’autres temps aurait prêté à rire.

Mais soudain, Mouj hésita. Il hésita en un endroit inattendu de son laïus, en un endroit malvenu. L’hésitation devint silence, et Luet s’aperçut qu’il regardait fixement quelque chose ou quelqu’un qu’elle ne voyait pas. Aussi s’avança-t-elle, et Nafai la rejoignit aussitôt ; ensemble, ils firent quelques pas qui les amenèrent à la gauche de Mouj, un peu en retrait, d’où ils pouvaient voir maintenant ce qu’il regardait ainsi.

C’était une femme. Une femme vêtue comme une fermière de Potokgavan – un costume bizarre, à vrai dire, à cette heure et en un tel lieu. Elle se tenait au bas de l’escalier central qui menait dans l’amphithéâtre ; elle ne faisait pas mine d’avancer, si bien que ni les archers gorayni ni les deux gardes basilicains ne firent le moindre geste pour l’arrêter.

Comme le général se taisait, les soldats ignoraient quel comportement adopter ; devaient-ils s’emparer de la femme et la refouler vivement ?

« Toi ! » dit enfin Mouj. Il la connaissait donc.

« Mais que fais-tu là ? » demanda-t-elle. Elle n’avait pas la voix forte, et pourtant Luet l’entendit distinctement. Comment était-ce possible ?

C’est parce que je répète ses paroles dans l’esprit de chacun, dit Surâme.

« Eh bien, je me marie, répondit Mouj.

— Il n’y a pas eu de mariage », dit la femme – toujours de cette voix douce que tous entendaient parfaitement.

Du bras, Mouj indiqua la multitude assemblée. « Tous ces gens y ont assisté.

— Je ne sais pas ce qu’ils ont vu, reprit la femme. Mais ce que je vois, moi, c’est un homme qui tient sa fille par la main. »

Un murmure monta de l’assemblée.

« Dieu, qu’as-tu fait ! » souffla Mouj. Mais Surâme porta sa voix étouffée jusqu’à l’oreille de chacun.

Alors, la femme s’avança, et les soldats ne firent rien pour l’en empêcher, car ils se rendaient compte que ce qui se passait ici n’avait rien de commun avec un simple attentat.

« Surâme m’a menée à toi, dit-elle. Deux fois, elle m’a conduite, et les deux fois j’ai conçu et porté des filles. Mais je n’étais pas ta femme. J’étais plutôt le corps que Surâme avait choisi d’utiliser pour porter ses filles. J’ai confié les filles de Surâme à la dame Rasa, qu’elle avait élue pour les élever et les éduquer, jusqu’au jour où elle déciderait de les réclamer comme siennes. »

La femme se tourna et pointa le doigt sur Rasa. « Dame Rasa, me reconnaissez-vous ? Quand je suis venue à vous, j’étais nue et sale. Me reconnaissez-vous cependant ? »

Tremblante, tante Rasa se leva. « Vous êtes bien celle qui me les a apportées. D’abord Hushidh, puis Luet. Vous m’avez dit de les élever comme si c’étaient mes propres filles, et c’est ce que j’ai fait.

— Ce n’étaient pas vos filles. Ce n’étaient pas mes filles non plus. Ce sont les filles de Surâme, et cet homme – celui que les Gorayni appellent Vozmujalnoy Vozmojno –, c’est l’homme que Surâme a choisi pour être son Mouj. »

Mouj… Mouj… Le murmure traversa la foule.

« Le mariage auquel vous avez assisté aujourd’hui n’a pas été contracté par cet homme et cette jeune fille. Elle n’était que la représentante de la Mère. Il est devenu l’époux de Surâme ! Et dans la mesure où cette cité est celle de la Mère, il est devenu l’époux de Basilica ! Je le dis parce que Surâme a mis ces paroles dans ma bouche ! Maintenant, à vous tous de le dire. Tout Basilica doit le crier : voici l’époux ! C’est l’époux ! »

La foule reprit la litanie. Voici l’époux ! C’est l’époux ! L’époux ! Et puis, peu à peu, le mot changea, remplacé par un autre dont le sens était le même : Mouj ! Mouj ! Mouj !

Tandis que la psalmodie montait, la femme s’avança vers l’estrade basse. Hushidh lâcha la main de Mouj, s’approcha de la femme et s’agenouilla devant elle ; Luet la suivit, trop hébétée pour pleurer : elle était à la fois trop bouleversée de joie devant ce que Surâme avait fait pour épargner le mariage à Hushidh, trop pleine du chagrin de n’avoir jamais connu cette femme qui était sa mère, et débordante d’étonnement de découvrir que son père était cet étranger du Nord, ce terrifiant général.

« Mère ! disait Hushidh – et elle parvenait à pleurer, elle, et ses larmes ruisselaient sur la main de la femme.

— Je t’ai portée, en effet, répondit la femme. Mais je ne suis pas ta mère. La femme qui t’a élevée, voilà ta mère. Elle, et Surâme qui t’a fait naître. Moi, je ne suis que la femme d’un fermier des terres humides de Potokgavan. C’est là que vivent les enfants qui m’appellent mère, et je dois retourner auprès d’eux.

— Non, murmura Hushidh. Devons-nous ne vous voir qu’une seule fois ?

— Je me souviendrai toujours de vous, répondit la femme. Et vous vous souviendrez de moi. Surâme gardera ces souvenirs vivants dans nos cœurs. » Elle tendit une main pour toucher la joue d’Hushidh, l’autre pour caresser les cheveux de Luet. « Si belles ! Si dignes ! Comme elle vous aime ! Comme votre mère vous aime, maintenant ! »

Puis elle se détourna et s’éloigna ; elle descendit de l’estrade, s’engagea sur la rampe qui menait aux loges sous l’amphithéâtre et disparut. Nul ne la vit quitter la cité, et pourtant, des récits surgirent bientôt, miracles étonnants, étranges visions, prodiges qu’on lui attribua alors même qu’elle n’aurait pu les accomplir en sortant de Basilica ce jour-là.

Mouj la regarda s’éloigner, elle qui emportait tous ses espoirs, tous ses projets et tous ses rêves ; elle emportait sa vie même, il se rappelait parfaitement le temps qu’il avait passé avec elle ; c’était à cause d’elle qu’il ne s’était jamais marié, car pour quelle autre femme aurait-il ressenti ce qu’il avait ressenti pour elle ? À l’époque, il ne doutait pas de l’aimer contre la volonté de Dieu : n’avait-il pas éprouvé la puissance de Son interdit ? Quand elle était avec lui, ne s’était-il pas réveillé cent fois sans aucun souvenir d’elle, et pourtant n’avait-il pas surmonté les barrières que Dieu avait dressées dans son esprit, ne l’avait-il pas gardée et aimée ? Nafai le lui avait bien dit : sa rébellion même était orchestrée par Surâme.

Je suis la dupe de Dieu, l’instrument de Dieu, comme chacun, et quand j’ai cru rêver mes rêves à moi, créer mon propre destin, Dieu a mis mes faiblesses à nu et m’a brisé devant le peuple de cette cité. Devant cette cité entre toutes : Basilica ! Basilica…

Sur le devant de la scène, Hushidh et Luet se redressèrent ; Nafai les rejoignit comme elles s’approchaient de Mouj. Elles durent se placer tout près pour se faire entendre de lui, par-dessus la psalmodie de la foule.

« Père, dit Hushidh.

— Notre père, ajouta Luet.

— Je ne savais pas que j’avais des enfants, répondit Mouj. J’aurais dû m’en douter. J’aurais dû voir mon propre visage en vous regardant. » Et c’était vrai : à présent que la vérité avait été dévoilée, la ressemblance était évidente. Leur visage n’avait pas adopté le moule de la beauté basilicaine parce que leur père était des Sotchitsiya, et que Dieu seul savait d’où venait leur mère. Pourtant, elles étaient belles, à n’en pas douter, d’une beauté étrange, exotique. Elles étaient belles et sages, et fortes également. Il pouvait être fier d’elles. Au milieu des ruines de sa vie, il pouvait être fier d’elles. Tandis qu’il fuirait l’Impérator, qui saurait certainement ce qu’il avait tenté par ce mariage avorté, il pourrait être fier d’elles. Car c’étaient les seules créations de Mouj qui dureraient.