« Nous devons aller au désert, dit Nafai.
— Je ne m’y oppose plus.
— Nous avons besoin de votre aide, reprit Nafai. Il faut partir tout de suite. »
Mouj promena son regard sur le groupe qu’il avait assemblé de son côté de l’estrade. Bitanke. C’était Bitanke qui devait l’aider, à présent. Il fit un signe, et Bitanke se leva pour bondir près de lui.
« Bitanke, dit Mouj, j’ai besoin de vous pour préparer un voyage dans le désert. » Puis, s’adressant à Nafai : « Combien serez-vous ?
— Treize, à moins que vous ne décidiez de nous accompagner.
— Venez avec nous, Père, supplia Hushidh.
— Il ne peut pas, répondit Luet. Sa place est ici.
— Elle a raison, dit Mouj. Je ne pourrais jamais partir en voyage aux ordres de Dieu.
— De toute façon, reprit Luet, vous serez avec nous parce que votre semence fait partie de nous. » Elle posa la main sur le bras de Nafai. « Il sera l’aïeul de tous nos enfants, et aussi de ceux d’Hushidh. »
Mouj revint à Bitanke. « Treize. Des chameaux et des tentes, pour un voyage dans le désert.
— Je m’en occupe », répondit Bitanke. Et Mouj comprit, à son ton, à son assurance et au fait qu’il ne posait aucune question, que Bitanke n’était ni surpris ni inquiet de cet ordre.
« Vous étiez déjà au courant », dit Mouj. Il promena son regard sur les autres. « Vous aviez tout prévu depuis le début.
— Non, général, répondit Nafai. Tout ce que nous savions, c’est que Surâme essayerait d’empêcher le mariage.
— Croyez-vous que nous n’aurions rien dit, demanda Luet, si nous avions su que nous étions vos filles ?
— Général, dit Bitanke, vous devez bien vous rappeler que dame Rasa et vous-même m’avez ordonné de préparer les chameaux, les tentes et le ravitaillement ?
— Quand vous ai-je donné un tel ordre ?
— Dans mon rêve, la nuit dernière », répondit Bitanke.
Ce fut le coup ultime. Dieu avait anéanti Mouj et il était allé jusqu’à prendre sa place dans le rêve prophétique d’un autre. Sa défaite lui fut comme un fardeau pesant jeté sur ses épaulas ; il ploya sous le poids.
« Général, lui dit Nafai, pourquoi vous croyez-vous anéanti ? Vous n’entendez donc pas ce que ces gens répètent ? »
Et Mouj écouta.
Mouj ! criaient-ils. Mouj ! Mouj ! Mouj !
« Ne voyez-vous pas qu’en nous laissant partir, vous devenez plus fort que vous ne l’étiez ? La cité est à vous ; Surâme vous l’a donnée. Vous n’avez pas entendu ce qu’a déclaré leur mère ? Vous êtes l’époux de Surâme, et de Basilica. »
Si, Mouj l’avait entendu, mais pour la première fois de sa vie – non, pour la première fois depuis qu’il avait aimé Soif, tant d’années auparavant – il n’avait pas aussitôt envisagé quels avantages ou quels inconvénients ces paroles pourraient lui valoir. Il s’était seulement dit : Mon unique amour a été manipulé par Dieu ; mon avenir brisé par Dieu ; Il m’a possédé et a ruiné ma vie, passée comme future.
Mais soudain, voilà qu’il comprenait que Nafai avait raison. Mouj n’avait-il pas senti, au cours des derniers jours, que Dieu avait peut-être changé d’avis et qu’il travaillait maintenant pour lui ? Sentiment justifié. Dieu voulait emmener au désert ses filles retrouvées pour accomplir son impossible mission, mais à part cela, les plans de Mouj restaient intacts. Basilica était sienne.
Il leva les mains, et la foule – dont la psalmodie avait commencé à faiblir, au moins par lassitude – se tut.
« Grand est Surâme ! » cria Mouj.
Et les gens applaudirent.
« Ma cité ! reprit-il. Ah, mon épousée ! »
Les gens l’acclamèrent à nouveau.
Mouj se tourna vers les jeunes filles et souffla : « Est-ce que vous voyez comment je pourrais vous faire sortir de la cité sans qu’on ait l’impression que j’exile mes propres filles, ni que vous me fuyez ? »
Hushidh regarda Luet. « La sibylle y parviendra.
— Ah, bravo ! grogna Luet. C’est à moi de me débrouiller, comme ça, tout à trac ?
— Plutôt deux fois qu’une, oui, renchérit Nafai. Tu peux y arriver. »
Luet se redressa, fit volte-face et vint se planter sur le devant de l’estrade. La foule se tut à nouveau, attentive. Luet était toujours branchée sur le système d’amplification de l’Orchestre, mais c’était sans importance ; la foule était si unie, si bien accordée à Surâme que les gens entendraient tout ce qu’elle leur dirait.
« Ma sœur et moi-même sommes aussi stupéfaites que chacun d’entre vous. Nous n’avions jamais deviné notre parenté, car bien que Surâme nous ait parlé toute notre vie, elle ne nous avait jamais dit que nous étions ses filles, pas de cette façon, pas comme vous l’avez vu aujourd’hui. À présent, nous entendons sa voix qui nous appelle au désert. Nous devons la rejoindre et la servir. À notre place, elle laisse son époux, notre père. Sois pour lui une épouse fidèle, Basilica ! »
Il n’y eut pas d’acclamations, rien qu’un puissant murmure. Luet jeta un coup d’œil derrière elle, craignant de s’y être mal prise. Mais, simplement, elle n’avait pas l’habitude de manipuler des foules ; Mouj, lui, savait qu’elle s’en tirait très bien. Il hocha donc la tête et lui fit signe de poursuivre.
« Le conseil municipal s’apprêtait à demander à notre père d’accepter la charge de consul de Basilica. Si c’était déjà une décision judicieuse, elle l’est doublement à présent ; car quand les prodiges de Surâme seront connus, toutes les nations d’Harmonie seront jalouses de Basilica, et il sera bon d’avoir un homme tel que lui pour parler à la face du monde et nous protéger des loups qui se dresseront contre nous ! »
Cette fois, des acclamations montèrent, pour retomber rapidement.
« Basilica, au nom de Surâme, veux-tu de Vozmujalnoy Vozmojno comme consul ? »
Cette fois, ça y était, Mouj le sentit. Elle leur avait enfin accordé une occasion claire de répondre, et la réponse fut celle qu’il attendait : un grand cri d’approbation qui monta de cent mille gorges. Mieux, bien mieux qu’un conseiller, c’était la sibylle de l’eau qui leur demandait d’accepter sa loi, et ce au nom de Dieu. Qui pourrait s’opposer à lui, maintenant ?
« Père, dit Luet quand les cris s’atténuèrent, Père, accepterez-vous la bénédiction de vos filles ? »
Quoi ? Qu’était-ce à dire ? À quoi jouait-elle ? L’esprit de Mouj resta égaré l’espace d’un instant ; puis il comprit qu’elle ne proposait pas cela pour émouvoir la foule. Elle n’essayait pas de contrôler ni de manipuler les événements. Elle parlait du fond de son cœur ; elle avait gagné un père aujourd’hui, aujourd’hui elle allait le perdre, et elle désirait lui faire un présent d’adieu. Alors, il prit Hushidh par la main et tous deux s’avancèrent ; il s’agenouilla entre ses filles et elles posèrent leurs mains sur sa tête.
« Vozmujalnoy Vozmojno, commença Luet. Puis : Notre père, notre cher père, Surâme t’a conduit ici pour mener cette cité vers son destin. Les femmes de Basilica jouissent de leurs époux jour après jour, mais la cité des femmes, elle, est toujours restée sans mari. Aujourd’hui, Surâme a choisi ; Basilica a enfin trouvé un homme digne, et tu seras son seul époux tant que ses murailles tiendront. Mais en dépit des grands événements que tu verras se produire, en dépit des gens qui t’aimeront et te suivront dans les années à venir, tu ne nous oublieras pas. Nous te bénissons de ce que tu te souviendras de nous, et à l’heure de ta mort tu verras nos visages dans ton souvenir, et tu sentiras l’amour de tes filles dans ton cœur. Qu’il en soit ainsi. »