« Écoute, tu ne t’en servais pas et il est très gentil, dit Sevet. Si tu t’étais donné la peine de le satisfaire un tant soit peu, il ne m’aurait jamais regardée.
— Excuse-moi, murmura Obring. Je n’ai pas fait exprès. »
On aurait dit un gosse ; c’était si révoltant que Kokor ne pouvait contenir sa fureur. Elle la contint, pourtant. Elle la retint en elle, comme une tornade dans une bouteille.
« C’était un accident ? dit-elle dans un souffle. Tu as trébuché, tu es tombé, tous tes vêtements se sont arrachés et comme par hasard tu as atterri sur ma sœur, c’est ça ?
— Je veux dire… J’ai toujours voulu rompre, depuis des mois que ça dure…
— Des mois… chuchota Kokor.
— N’en dis pas plus, toutou, dit Sevet. Tu ne fais qu’empirer les choses.
— Tu l’appelles “toutou” ? » fit Kokor. C’était le terme qu’elles employaient, arrivées à la puberté, pour désigner les adolescents qui les poursuivaient de leurs assiduités comme des chiens haletants.
« Il était si empressé, répondit Sevet en s’extirpant de sous Obring. Je n’ai pas pu m’empêcher de l’appeler comme ça, et ça lui plaît. »
Obring se retourna et s’assit sur le lit d’un air pitoyable. Il ne fit pas un geste pour se couvrir ; cette nuit, il était évident qu’il avait perdu tout intérêt pour l’amour.
« Ne t’en fais pas, Obring », poursuivit Sevet. Elle sortit du lit et se pencha pour ramasser ses vêtements étalés par terre. « Elle renouvellera quand même ton contrat, va. Elle n’aura certainement pas envie qu’on clabaude sur elle avec cette histoire, alors elle renouvellera ton contrat aussi longtemps que tu voudras, rien que pour t’empêcher de l’ébruiter ! »
Kokor vit le ventre de Sevet qui faisait une poche, ses seins qui pendouillaient quand elle se penchait. Et elle lui avait quand même pris son mari ! Même lui, il le lui avait fallu, en plus du reste. C’était intolérable.
« Chante pour moi, murmura Kokor.
— Pardon ? demanda Sevet en se retournant, sa robe contre sa poitrine.
— Chante-moi une chanson, espèce de daualka, de ta si jolie voix ! »
Sevet dévisagea sa sœur et ses traits perdirent leur expression d’ennui amusé. « Si tu crois que je vais chanter maintenant, tu te fais des illusions, petite idiote !
— Pas pour moi, dit Kokor. Pour Père.
— Eh bien, qu’est-ce qu’il a, Père ? » Le visage de Sevet prit un air faussement inquiet. « Oh, petite Kyoka va me dénoncer à papa ? » Puis elle ricana. « Mais il va éclater de rire ! Et ensuite, il emmènera Obring boire un coup !
— Un chant funèbre pour Père, dit Kokor.
— Un chant funèbre ? » Sevet était ahurie, visiblement inquiète.
« Pendant que tu étais ici à te taper le mari de ta sœur, quelqu’un s’occupait d’assassiner Père. Si tu avais une once d’humanité, ça te toucherait. Même les babouins pleurent leurs morts.
— Je n’étais pas au courant, dit Sevet. Comment l’aurais-je su ?
— Je t’ai cherchée partout pour t’avertir. Mais tu n’étais dans aucun de tes repaires. J’ai laissé tomber ma pièce, je suis allée jusqu’à perdre mon travail pour mettre la main sur toi, tout ça pour te retrouver ici en train de faire ça !
— Quelle menteuse ! rétorqua Sevet. Tu crois que je vais avaler ce bobard ?
— Moi, je n’ai jamais couché avec Vas, dit Kokor. Même quand il m’en a suppliée.
— Allons donc ! Il ne te l’a jamais demandé ! Tes mensonges, je n’y crois pas !
— Il m’a dit qu’une fois, rien qu’une fois, il aimerait posséder une femme vraiment belle. Une femme au corps jeune, souple et doux. Mais j’ai refusé, parce que tu étais ma sœur.
— Tu mens. Il ne t’a jamais fait de propositions.
— Ne me crois pas si tu veux. Mais c’est pourtant vrai.
— Vas ? Sûrement pas.
— Si. Vas, avec son gros grain de beauté sur l’intérieur de la cuisse, répondit Kokor. J’ai refusé parce que tu étais ma sœur.
— Et tu mens aussi, pour Père.
— Il est mort, gisant dans son propre sang. Assassiné en pleine rue. Ce n’est pas une bonne nuit pour notre chère famille. Père mort, moi trompée, et toi…
— Ne t’approche pas de moi.
— Chante pour lui, dit Kokor.
— Aux funérailles, si tu ne m’as pas menti.
— Non : chante maintenant.
— Je ne chante pas sur ton ordre, petite poule, petit canard ! »
C’était une de leurs vieilles plaisanteries, de s’accuser mutuellement de caqueter et de cancaner au lieu de chanter, et cela ne portait pas à conséquence. Mais il y avait dans le ton de Sevet un mépris et un dégoût que Kokor ne supporta pas. Alors, elle s’abandonna à la tempête qui la déchirait.
« Ah, c’est comme ça ? cria-t-elle. Eh bien, tu ne chanteras plus jamais ! » Et elle lança un coup à la manière d’un chat ; pas un coup de griffe : un coup de poing. Sevet leva les mains devant son visage, mais ce n’était pas là que Kokor cherchait à la frapper. Ce n’était pas l’objet de sa haine. Non, son poing toucha exactement ce qu’elle visait : la gorge, là où le larynx se cachait sous la chair généreuse, là où naissait la voix.
Sans un cri, projetée en arrière par la puissance du coup, Sevet tomba, les mains crispées sur sa gorge ; elle se tordit sur le sol, prise de haut-le-cœur et de quintes de toux. Obring poussa un hurlement, bondit et s’agenouilla au-dessus d’elle. « Sevet ! s’écria-t-il. Sevet ! Ça va ? »
Pour toute réponse, Sevet émit des espèces de gargouillis, puis se mit à tousser. Enfin, elle étouffa. Et du sang jaillit. Son sang. Kokor le vit éclabousser les mains de sa sœur, les cuisses d’Obring à genoux, là où reposait sa tête ; le sang venu de la gorge de Sevet, miroitement noir dans le clair de lune. Quel goût a-t-il dans ta bouche, Sevet ? Quelle impression fait-il sur ta chair, Obring ? Son sang, comme le don d’une vierge ; c’est mon cadeau pour vous deux.
Sevet produisait un horrible son étranglé. « De l’eau ! dit Obring. Un verre d’eau, Kyoka, pour lui rincer la bouche. Tu ne vois donc pas qu’elle saigne ? Mais qu’est-ce que tu lui as fait ! »
Kokor s’approcha de l’évier – son évier –, prit une tasse – sa tasse –, la remplit d’eau, la tendit à Obring, qui la prit et tenta de verser du liquide dans la bouche de Sevet. Mais celle-ci s’étouffa et recracha l’eau, suffoquant ; elle s’étranglait avec le sang qui coulait dans sa gorge.
« Un médecin ! cria Obring. Appelle un médecin ! Bustiya, la voisine, elle est médecin, elle viendra !
— À l’aide, murmura Kokor. Venez vite. Au secours. » Elle parlait si bas qu’elle s’entendait à peine.
Obring se leva et lui lança un regard furieux. « Ne la touche pas, dit-il. J’irai chercher le médecin moi-même ! » Il sortit à grands pas. Quelle force en lui, à présent ! Nu comme un dieu mythique, comme les représentations de l’Impérator des Gorayni – l’image de la virilité –, tel était Obring s’en allant dans la nuit trouver le médecin qui saurait sauver sa dame.
Kokor observa Sevet dont les doigts raclaient le sol, déchiraient la peau de son cou comme si elle cherchait à y forer un trou pour respirer. Ses yeux s’exorbitaient et du sang s’écoulait de sa bouche jusque par terre.