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Ils franchirent la porte du Goulet, où Mouj se tenait avec Bitanke et Rashgallivak pour les saluer. Il avait déjà décidé de faire de Bitanke le commandant de la garde municipale, et de Rash le gouverneur de la cité quand le consul serait en campagne. La troupe passa en file indienne devant lui, devant la foule qui agitait les bras, pleurait et criait des vivats – trois douzaines de chameaux composaient la caravane, chargés de tentes et de provisions, de passagers et de caissons secs.

Peu à peu, les acclamations moururent dans le lointain. L’haleine brûlante du désert les piqua quand ils descendirent dans la plaine rocheuse où l’on voyait encore les charbons noirs des feux trompeurs de Mouj, tels les stigmates de quelque redoutable maladie. Tous gardaient le silence, car l’escorte armée de Mouj marchait à leurs côtés, pour les protéger – et pour veiller à ce qu’aucun des voyageurs involontaires ne fasse demi-tour.

Ils chevauchèrent ainsi jusqu’à la nuit presque tombée, puis Elemak décida qu’on allait planter les tentes. Les soldats firent le travail à leur place, mais sur l’ordre d’Elemak, ils montrèrent soigneusement comment s’y prendre à tous ceux qui n’avaient jamais monté de tente. Obring, Vas et les femmes eurent l’air horrifiés à l’idée d’avoir à remplir eux-mêmes pareille tâche, mais avec les encouragements d’Elemak, tout se passa bien.

Pourtant, quand les soldats quittèrent la caravane, ce ne fut pas lui qu’ils saluèrent, mais dame Rasa, Luet la sibylle de l’eau, Hushidh la déchiffreuse – et, pour une raison qui échappa à Elemak, Nafai.

Dès que les soldats eurent disparu, les chamailleries commencèrent.

« Que les scarabées vous entrent par le nez et les oreilles et vous bouffent le cerveau ! cria Mebbekew à Nafai, à Rasa et tous ceux qui se trouvaient à portée de voix. Pourquoi a-t-il fallu que vous m’emmeniez de force dans cette caravane suicidaire ? »

Shedemei se montra tout aussi furieuse, bien que sur un registre moins excité : « Je n’ai jamais demandé à vous accompagner ! Je devais seulement vous apprendre à réveiller les embryons ! Vous n’aviez pas le droit de m’obliger à venir ! »

Kokor et Sevet éclatèrent en larmes, et Obring ajouta ses grommellements aux cris de rage de Mebbekew. Rien de ce que leur dirent Rasa, Hushidh ou Luet ne put les apaiser. Quant à Nafai, lorsqu’il voulut ouvrir la bouche, Mebbekew lui lança une poignée de sable au visage, le laissant hoquetant, crachotant – et muet.

Elemak observa la scène en silence, puis, quand il considéra que la fureur générale s’épuisait, il s’avança au milieu du groupe et déclara : « Peu importe le reste, mes compagnons bien-aimés, mais le soleil se couche et le froid va tomber sur le désert. Installez-vous sous vos tentes et faites silence, sinon vous allez attirer les voleurs cette nuit. »

Naturellement, on ne risquait pas de rencontrer des voleurs si près de Basilica et avec une compagnie si importante. D’ailleurs, Elemak soupçonnait les soldats gorayni de camper non loin de là, prêts à intervenir dans l’instant pour les protéger si nécessaire. Et aussi pour empêcher quiconque de regagner Basilica, sans nul doute.

Mais ce n’étaient pas des gens du désert comme Elemak. Si je décide de rentrer à Basilica, dit-il silencieusement aux soldats invisibles, je rentrerai, et même vous, les meilleurs soldats du monde, vous ne m’en empêcherez pas ; vous ne saurez même pas que je suis passé près de vous.

Puis Elemak se rendit dans sa tente où l’attendait Eiadh qui pleurait sans bruit. Elle oublia bientôt ses larmes, mais Elemak, lui, n’oublia pas sa colère. Il n’avait pas crié comme Mebbekew, il n’avait pas hurlé ni geint ni grommelé ni discuté. Mais il n’en était pas moins furieux que les autres ; à leur différence, pourtant, quand il agirait, ce serait avec efficacité.

Mouj n’a peut-être pas réussi à tenir tête à Surâme, à éventer ses plans et ses manigances, mais ça ne veut pas dire que moi, j’en serai incapable, pensa-t-il. Puis il s’endormit.

Dans le ciel, un satellite passait lentement, tête d’épingle reflétant le soleil couché derrière l’horizon : un des yeux de Surâme, qui voyait tout, qui recevait toutes les pensées des êtres placés sous son cône d’influence. Tandis qu’ils s’endormaient les uns après les autres, Surâme entreprit de surveiller leurs rêves, dans l’attente, dans l’espoir, dans le désir de quelque message mystérieux du Gardien de la Terre. Mais il n’y eut nulle vision d’anges velus cette nuit-là, nul rat géant, nul rêve sinon les décharges synaptiques aléatoires de treize cerveaux humains endormis, transformées en aventures absurdes qu’ils oublieraient dès leur réveil.

Épilogue

Le général Mouj réussit selon ses espérances. Il unifia les cités de la Plaine et Seggidugu, et des milliers de soldats gorayni désertèrent pour se rallier à lui. Les troupes de l’Impérator se dispersèrent et, avant la fin de l’été, les terres sotchitsiya étaient libérées. Cet hiver-là, l’Impérator se tapit dans les neiges de Gollod, tandis que ses espions et ses ambassadeurs travaillaient à persuader Potokgavan de lever une armée et de la plonger comme une dague dans le dos de Mouj.

Mais Mouj avait prévu cette manœuvre et, quand la flotte potoku accosta, elle fut reçue par le général Bitanke et dix mille soldats, hommes et femmes d’une milice qu’il avait personnellement entraînée. Les soldats potoku périrent dans la mer pour la plupart, leurs navires en flammes, et leur sang teinta d’une écume rouge chaque vague qui se brisait sur la grève. Au printemps, Gollod tomba et l’Impérator mourut de sa propre main, avant que Mouj pût l’atteindre. Alors, Mouj prit place dans le palais d’été du souverain et déclara qu’il n’existait pas d’incarnation de Dieu sur Harmonie, qu’il n’en avait jamais existé – sauf une femme inconnue autrefois venue à lui pour être le corps de Surâme dans ses bras et qui lui avait donné deux filles à lui, l’époux de Surâme.

Mouj mourut l’année suivante, empoisonné par un dard potoku tandis qu’il assiégeait la capitale de Potokgavan bloquée par les inondations. Trois Sotchitsiya de sa famille, une demi-douzaine d’officiers gorayni et Rashgallivak de Basilica prétendirent à sa succession. Au cours des guerres civiles qui s’ensuivirent, trois armées convergèrent sur Basilica dont tous les habitants s’enfuirent, et malgré la courageuse résistance de Bitanke, la cité tomba. Les murailles et tous les bâtiments furent abattus et les équipes de prisonniers de guerre en jetèrent les pierres dans le lac des femmes, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus une seule et que le lac débordant ne fût plus que hauts-fonds.

L’été suivant, il ne demeurait que d’anciennes routes pour indiquer qu’une cité s’était dressée là. Et si quelques prêtresses revinrent construire un petit temple au bord du lac, les eaux chaudes et froides se mêlaient à présent bien en dessous de la surface, si bien que les brumes épaisses ne s’en élevaient plus et que le site perdit son caractère sacré. Rares étaient les pèlerins à y venir encore.

Les anciens citoyens de Basilica se dispersèrent à travers le monde, mais nombre d’entre eux se rappelaient leur identité et ils transmirent leur histoire de génération en génération. Nous étions de Basilica, racontaient-ils à leurs enfants, c’est pourquoi Surâme est encore vivante dans nos cœurs.

Fin du tome 2

Guide de prononciation des noms

Si le lecteur souhaite lire cette histoire en silence, il n’est pas très important qu’il sache prononcer les noms des personnages. Mais pour celui que cela intéresse, voici quelques indications sur ce sujet.