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« Tu avais tout, dit Kokor. Tout. Mais il a fallu que tu me le prennes, lui aussi. »

Sevet émit un gargouillis. Elle fixait sur Kokor des yeux pleins de souffrance et de terreur.

« Non, tu ne vas pas mourir. Je ne tue pas. Je ne trompe pas, moi. »

Mais à cet instant, elle prit conscience que Sevet risquait bel et bien de mourir. Avec tout ce sang dans la gorge, elle était capable de s’étouffer. Et alors, on l’en rendrait responsable. « Oh non ! Personne ne pourra me faire de reproches, dit-elle. Père est mort cette nuit ; je suis rentrée chez moi, je t’ai trouvée avec mon mari et tu t’es moquée de moi… on ne peut pas m’en vouloir. Je n’ai que dix-huit ans, je ne suis qu’une gamine ! Et puis c’était un accident ; j’ai voulu te griffer les yeux mais j’ai raté mon coup, voilà tout. »

Sevet fut prise de haut-le-cœur et vomit sur le sol. L’odeur était épouvantable. Quel gâchis ! Des taches partout et l’odeur ne s’en irait sûrement jamais ! Et tout bien réfléchi, c’est Kokor qu’on tiendrait pour responsable si Sevet mourait. Ce serait la vengeance de Sevet, cette tache qui ne s’en irait jamais ; sa revanche, de mourir et d’accoler à sa sœur une étiquette indélébile de meurtrière.

Eh bien, tu vas voir, pensa Kokor. Je ne vais pas te laisser mourir, ah non ! Tiens, je vais même te sauver la vie !

Et quand Obring revint avec le médecin, il trouva Kokor agenouillée au-dessus de Sevet, en train de lui faire du bouche-à-bouche. Il l’écarta pour permettre à la praticienne d’examiner sa sœur. Et tandis que Bustiya enfonçait le tuyau dans la gorge de Sevet, dont les traits se tordirent en un rictus de souffrance muette, Obring sentit l’odeur de sang, de vomi et vit que le visage et la robe de Kokor en étaient maculés. Il la prit par les épaules et murmura : « Alors, tu l’aimes quand même ! Tu n’as pas pu la laisser mourir ! »

S’accrochant à lui, elle éclata en sanglots.

« Je n’arrive pas à dormir, dit Luet d’un ton plaintif. Comment rêver si je ne dors pas ?

— Ne t’inquiète pas, répondit Rasa. Je sais ce qu’il faut faire ; je n’ai pas besoin de Surâme pour cela. Smelost doit quitter Basilica, parce qu’Hushidh a raison : je ne peux pas le protéger, pour l’heure.

— Je ne m’enfuirai pas, protesta Smelost. C’est décidé. Cette cité est la mienne et j’affronterai les conséquences de mes actes.

— Vous aimez Basilica ? demanda Rasa. Alors ne fournissez pas aux partisans de Gaballufix une victime expiatoire. Ne les laissez pas vous faire passer en jugement, ne leur donnez pas ce prétexte pour prendre le commandement des gardes ; sinon, les soldats masqués resteront la seule et unique autorité de la cité. »

L’espace d’un instant, Smelost lui lança un regard noir, puis il acquiesça : « Je vois. Pour le bien de Basilica, alors, je m’en irai.

— Où ça ? demanda Hushidh. Où pouvez-vous l’envoyer ?

— Chez les Gorayni, bien sûr. Je vous donnerai assez de vivres et d’argent pour vous rendre chez eux, au nord. Et une lettre expliquant comment vous avez sauvé l’homme qui a… l’homme qui a tué Gaballufix. Ils sauront ce que cela veut dire ; des espions leur ont sûrement appris que Gabya cherchait une alliance entre Basilica et Potokgavan. Peut-être Roptat était-il en contact avec eux.

— Jamais ! s’exclama Smelost. Roptat n’était pas un traître !

— Bien sûr que non, dit Rasa d’un ton conciliant. L’important, c’est que Gabya était leur ennemi et que ça fait de vous leur ami. Ils vous protégeront ; c’est bien le moins qu’ils puissent faire.

— Combien de temps devrai-je rester absent ? Il y a ici une femme que j’aime, et j’ai un fils.

— Peu de temps. Gabya disparu, le tumulte ne tardera pas à retomber. Il en était la cause, et maintenant la paix va revenir. Que Surâme me pardonne, mais si Nafai l’a réellement tué, il a peut-être bien agi, pour Basilica en tout cas. »

Des coups ébranlèrent la porte.

« Déjà ! s’exclama Rasa.

— Personne ne peut savoir que je suis ici ! dit Smelost.

— Shuya, emmène-le à la cuisine et donne-lui des vivres. Je vais les retenir à la porte aussi longtemps que je pourrai. Luet, aide ta sœur. »

Mais ce n’étaient pas des soldats palwashantu qui frappaient, ni des gardes municipaux ni aucun représentant d’une autorité quelconque. Non, c’était Vas, le mari de Sevet.

« Pardonnez-moi de vous déranger à cette heure.

— Moi et toute ma maison, répondit Rasa. Je sais déjà la mort du père de Sevya ; vous pensiez sûrement bien faire en venant, mais…

— Il est mort ? coupa Vas. Gaballufix ? Alors, ça explique peut-être… Non, ça n’explique rien. » il paraissait effrayé et furieux. Rasa ne l’avait jamais vu ainsi.

« Qu’y a-t-il, dans ce cas ? demanda-t-elle. Si vous ignoriez que Gabya est mort, pourquoi êtes-vous ici ?

— Une des voisines de Kokor est venue me chercher. Il s’agit de Sevet. On l’a frappée à la gorge ; elle a failli en mourir. Une très grave blessure. Je me suis dit que vous voudriez peut-être m’accompagner.

— Comment ? Vous l’avez laissée seule ? Pour venir chez moi ?

— Je n’étais pas avec elle. Elle est chez Kokor.

— Que faisait-elle là-bas ? » Une des domestiques aidait déjà Rasa à enfiler un manteau. « Kokor avait une représentation ce soir, non ? Une nouvelle pièce ?

— Sevya était en compagnie d’Obring », dit Vas. Il la conduisit sous l’auvent ; la domestique ferma la porte derrière eux. « C’est pour ça que Kyoka l’a frappée.

— Kyoka l’a frappée à… Comment ? C’est Kyoka qui a fait ça ?

— Elle les a surpris ensemble. C’est ce que m’a dit la voisine, en tout cas. Obring est sorti nu comme un ver chercher un médecin, et Sevya était nue elle aussi quand ils sont revenus. Kyoka lui faisait du bouche-à-bouche pour la sauver. On l’a intubée et elle peut respirer ; maintenant, elle est sauvée. C’est tout ce que la voisine a pu me dire.

— Oui : qui est vivant, commenta tristement Rasa, et qui était nu.

— Sa pauvre voix ! dit Vas. Kokor aurait peut-être mieux fait de tuer Sevet purement et simplement, si ça doit lui coûter sa voix.

— Pauvre Sevya ! » Des soldats passaient dans les rues, mais Rasa ne leur prêtait nulle attention et – peut-être à cause de l’air absorbé de Vas et Rasa – ils ne cherchèrent pas à les arrêter. « Perdre son père et sa voix la même nuit !

— Nous avons tous perdu quelque chose cette nuit, vous ne croyez pas ? dit Vas d’un ton aigre.

— Vous n’êtes pas de la partie, répondit Rasa. Je crois que Sevet vous aime vraiment, à sa façon.

— Je sais ; elles se détestent tant qu’elles sont prêtes à tout pour se faire du mal l’une à l’autre. Pourtant, j’avais l’impression que ça s’améliorait.

— Ce sera peut-être le cas maintenant. Ça ne peut pas être pire.

— Kyoka a essayé de me séduire, de son côté, dit Vas. Je l’ai envoyée promener les deux fois. Pourquoi Obring n’a-t-il pas eu l’intelligence de dire non à Sevet, lui aussi ?

— Ce n’est pas l’intelligence qui lui manque, répondit Rasa. C’est la force. »

Une scène touchante les attendait chez Kokor. On avait nettoyé les lieux et toute trace d’ébats avait disparu du lit ; il était à présent bien tendu, sauf là où Sevet reposait, virginale dans une des chemises de nuit les plus pudiques de Kokor. Obring aussi s’était rhabillé et, agenouillé dans un coin, il consolait une Kokor en larmes. La doctoresse accueillit Rasa à la porte de la chambre.

« J’ai aspiré le sang des poumons, expliqua-t-elle. Elle est hors de danger, mais le tube doit rester en place pour l’instant. Une spécialiste de la gorge ne va pas tarder. Avec de la chance, les lésions guériront sans laisser de traces ; sa carrière n’est peut-être pas finie. »