Juliette Benzoni
Le Gerfaut
À Michèle et Jacques Morice
PREMIÈRE PARTIE
UN VENT DE LIBERTÉ
1779
Il y a quelque chose en nous qui est indépendant de nous et qui vivra après nous bien que nous ignorions ce que cela était avant nous et que nous ne puissions pas dire comment cela a pénétré en nous…
Thomas Browne
CHAPITRE PREMIER
LA SIRÈNE DE L’ESTUAIRE
La marée descendait depuis un moment déjà. Une grande marée de septembre, puissante et gonflée. Elle entraînait vers l’Océan les eaux bleuâtres du Blavet mêlées au flot marin dont, deux fois par jour, les vagues pressées envahissaient le double estuaire, bousculaient le petit fleuve, se liaient à lui pour pénétrer profondément la terre bretonne et s’en aller à plus de trois lieues, jusqu’à Hennebont en portant fièrement les barques aux voiles rouges des pêcheurs.
C’était l’heure où le gros soleil orange commençait à fondre derrière la ligne sombre de l’horizon, l’heure où les échassiers tournoyaient lentement au-dessus de la rivière pour guetter l’apparition des bancs de vase où ils se poseraient. De temps en temps, une éclaboussure scintillante trahissait le plongeon rapide d’une mouette qui cherchait sa pâture. Le ciel devenait mauve. Les grosses barques ventrues descendaient sagement vers la haute mer pour la pêche de nuit avec la majesté d’une procession, couronnées d’une chanson que la brise fraîchissante emportait.
Gilles se pencha pour saisir dans l’herbe la ligne enroulée à ses pieds, en cercles concentriques. Il vérifia l’attache du morceau de plomb, pesant bien dix onces, qui l’alourdissait, fixa une arénicole 1 à chacun de ses deux hameçons. Puis, saisissant la ligne à deux mains largement écartées, il fit tournoyer le plomb au-dessus de sa tête et l’envoya dans l’eau aussi loin qu’il put. Le plomb siffla puis disparut.
Une fois la ligne lancée, il la tendit en la tenant entre deux doigts afin de bien percevoir la moindre secousse du poisson, s’assit dans l’herbe et attendit sans plus s’en occuper, confiant dans la sensibilité de ses doigts pour ferrer quand le moment serait venu.
La flottille de pêche disparut, avalée par un méandre de la rivière. Seul l’écho de la chanson demeurait, mais, sans lui, Gilles eût pu se croire le maître unique de la terre et des eaux. Il aimait cette heure mélancolique où le soleil délaisse un monde pour s’en aller vers un autre. L’eau de la rivière devenait lisse comme un miroir et le ciel se parait de couleurs fabuleuses, comme un acteur qui, pour le dernier tableau d’une féerie, revêt son plus magnifique costume. Les bruits du jour s’éteignaient l’un après l’autre pour ne plus laisser que le tintement lointain d’un Angélus… Oui, c’était une heure douce et précieuse entre toutes mais ce soir elle avait quelque chose d’enchanté, quelque chose d’inhabituel que le jeune homme ne parvenait pas à définir. Cela venait peut-être de ces grands nuages en forme de flèches qui accompagnaient la chute du soleil ou encore de l’odeur de l’herbe à laquelle se mêlait une vague senteur d’angélique…
Un frémissement léger au bout de ses doigts ramena l’attention du pêcheur. La ligne avait bougé imperceptiblement, pas assez cependant pour que ce fût sérieux et il allait reprendre le fil de sa rêverie quand il vit la barque.
Elle s’avançait, toute seule, au beau milieu de la rivière, dans le courant qui l’emportait vers la mer, à peine plus haute qu’un radeau et vide… absolument vide.
« En voilà un qui a dû mal attacher son bateau et qui se désolera quand il s’apercevra qu’il n’est plus là, pensa Gilles. Le courant est rapide, ce soir… »
Le petit bateau descendait vite, en effet. Pensant au dommage que sa perte allait causer à quelque pauvre homme, Gilles se leva quand il passa à l’aplomb du nid de grandes herbes où il s’était installé, attacha sa ligne à un buisson.
Il allait ôter sa chemise quand il remarqua, derrière la barque et à quelques brasses, un objet qui lui arracha une exclamation. C’était une tête dont les cheveux, trop longs pour être ceux d’un homme, accrochaient un éclat du soleil mourant et mettaient, dans l’eau sombre, comme une tache de cuivre…
L’esprit rapide du jeune homme traduisit tout de suite ce qui s’était passé. La barque ne s’était pas détachée seule. Une femme avait dû la prendre mais, inexpérimentée ou maladroite, elle était tombée à l’eau. Peut-être en se blessant car elle semblait glisser au fil de l’eau sans faire le plus petit mouvement, comme une noyée. Elle était peut-être déjà morte…
Une seconde plus tard, et sans même prendre la peine d’ôter sa chemise, Gilles se jetait à l’eau. Un plongeon impeccable qui ne dérangea même pas un grand héron cendré absorbé dans sa recherche des vers. Nageant de toute sa force, il se hâta de rejoindre la tache rouge que le courant emportait et l’atteignit très vite.
Ses doigts se nouèrent dans de longues mèches qui ressemblaient à des algues. Il tira à lui. Avec un cri vite étouffé par l’eau, la tête s’enfonça. Alors il tendit les bras, empoigna en aveugle quelque chose de lisse et de glissant, un corps dont il ne sentit que la peau et qui se débattit furieusement contre lui tandis qu’ensemble, ils disparaissaient sous l’eau.
Habitué depuis longtemps à nager en immersion les yeux ouverts, il vit, à quelques centimètres de son visage une figure juvénile déformée par une grimace et qu’il se hâta de ramener en surface pour qu’elle pût respirer. Mais comme sa propriétaire continuait à se débattre comme cela arrive souvent à ceux qui se noient, il pensa qu’elle allait l’entraîner avec elle et qu’il fallait l’immobiliser. Alors, d’un coup sec à la pointe du menton, il l’étourdit afin de pouvoir la ramener sans danger vers la berge. Puis, nageant d’un seul bras tandis que l’autre soutenait la tête hors de l’eau, il revint à la rive, prit pied non sans peine dans le sable mêlé de vase, tirant après lui sa protégée pour l’étendre dans l’herbe.
À cette minute précise, il faillit bien la lâcher et de saisissement et s’apercevant qu’hormis les longs cheveux qui ruisselaient sur elle, la jeune fille (car elle n’avait certainement pas plus de quinze ans) était entièrement nue. Circonstance dont son sauveur ne s’était même pas aperçu dans le feu de l’action et qui lui mit instantanément le feu aux joues, et, au cœur, un émoi plein d’angoisse. Il se ressaisit cependant et, aussi doucement qu’il put, il étendit l’inconnue dans l’herbe avant de se laisser tomber à genoux près d’elle, cherchant son souffle, ne sachant plus très bien s’il devait fuir ou demeurer. Il lui sembla entendre tout à coup tonner dans le vent du soir, la voix sévère de l’abbé Delourme, censeur du collège Saint-Yves de Vannes où il était élève.
— La beauté de la Femme est le piège maudit où se perdent l’âme et la raison de l’Homme. Fuyez la femme, vous qui voulez servir Dieu seul…
Terrifié, il ferma les yeux, se signa trois ou quatre fois en récitant l’oraison contre les esprits mauvais. Mais il ne bougea pas et, au bout d’un instant, il rouvrit les yeux…
Il sut alors que, dût-il vivre cent ans, il ne pourrait plus oublier ce qu’il découvrait car c’était la toute première fois qu’il lui était donné de contempler un corps féminin et le sort voulait que celui-là fût ravissant. Rien de comparable à ce qu’il avait pu entrevoir parfois, sur le port de Vannes.
Les filles qui s’y tenaient debout près de maisons aux volets clos, appelant à elles les matelots qui passaient, avaient l’habitude d’entrouvrir leurs robes d’un geste rapide pour montrer une cuisse ou un sein. Mais Gilles, depuis qu’il avait remarqué leur manège, s’était toujours détourné avec une sorte de nausée, de ces chairs lourdes, souvent fatiguées et toujours sales. Leur vue corroborait trop bien les diatribes du censeur, à cela près qu’il était difficile d’y voir un piège quelconque. Il n’en allait pas de même pour la fille qui reposait dans l’herbe roussie par les soleils d’été car elle semblait faite d’une tout autre matière…