— Après toutes nos escarmouches, ça fait tout de même plaisir de voir enfin une grande bataille, marmotta Tim qui venait de rejoindre son ami. Il faut avouer que c’est assez impressionnant.
— Une bataille ? Mais elle n’a pas encore commencé.
— Tiens ? J’aurais cru…, hurla Tim pour se faire entendre par-dessus le vacarme des canons.
Il y avait quatre jours, et quatre nuits, en effet, qu’ils tonnaient sans interruption, noyant la plaine et les marais sous leur fumée blanche, ouvrant des brèches que l’on refermait aussitôt cependant que, depuis quinze jours, les sapeurs du général de Portail rampaient méthodiquement, inexorablement vers la ville assiégée, creusant sapes et tranchées. Bien sûr, la véritable bataille ne commencerait que lorsque serait donné l’ordre d’assaut. Pourtant, il y avait déjà des morts et de nombreux blessés gisaient dans l’ambulance de campagne installée à l’ouest, sur la route de Williamsburg et déjà trop petite.
Gilles haussa les épaules, avec un soupir :
— Ce ne sera pas encore pour aujourd’hui…
Le soir tombait, en effet. Derrière les collines, le soleil avait disparu englouti par les arbres. Les trompettes sonnaient quelque part et, sur tout le camp, s’allumaient les feux. Quelques cavaliers revenaient vers le Quartier Général suivant deux hautes silhouettes bien reconnaissables, Washington et Rochambeau qui, tout le jour, sillonnaient le champ de bataille. Dans un instant, il ferait froid…
Tim avait disparu mais quelqu’un d’autre s’approchait.
— Que veux-tu, Pongo ? demanda le Breton sans se retourner. Son oreille, rompue à la vie sauvage, savait maintenant percevoir les plus légers bruits et les identifier. Il est vrai que cette fois, la respiration rapide de l’Indien laissait entendre qu’il avait couru. Il lâcha un seul mot mais magique.
— Embuscade !…
Du coup l’officier se retourna.
— Où ça ?…
— Là-bas… dans le bois… route de Hampton !
Ses deux mains ouvertes montrèrent qu’il s’agissait d’une dizaine d’hommes.
— Mais qui sont-ils ? Des Français, des Américains ?
— Américains… mais pas soldats ! Eux cachés dans arbres… Eux gens du pays… attendre officier blanc.
— Je ne comprends rien à ton histoire mais allons-y voir quand même !
Empruntant le cheval du colonel de Gimat, Gilles prit Pongo en croupe et fonça vers les bois au milieu desquels s’enfonçait la route de Hampton mais en évitant soigneusement de suivre celle-ci. Parvenu à la lisière, il sauta à terre, attacha l’animal à un arbre et, d’un geste, fit comprendre à Pongo de lui montrer le chemin. La nuit était tombée mais elle était claire et les deux hommes avaient des yeux de chat. Sans que le plus léger froissement de feuilles vînt signaler leur présence, ils s’avancèrent sous le couvert.
Le bois était silencieux. De temps en temps, la fuite rapide d’un lapin ou le cri d’un nocturne mais rien d’autre. Soudain Pongo qui marchait presque accroupi s’arrêta. On était aux abords du chemin de Hampton.
Avec précaution, l’Indien leva un bras désignant un point dans les arbres. Il y avait là, en effet, des taches plus noires, mal dissimulées par le feuillage que l’automne clairsemait : des hommes étaient cachés, attendant quelque chose ou quelqu’un. Gilles fit signe qu’il avait compris et, surveillant le sommet des arbres, s’avança lentement, lentement jusqu’à n’être plus séparé du chemin que par un buisson de ronces. Parvenu là, il tira les deux pistolets chargés qui avec une longue épée composaient son armement puis s’immobilisa sans s’occuper davantage de Pongo. Dans ce genre d’affaire, il n’y avait jamais aucun ordre à lui donner : l’Indien savait d’instinct ce qu’il devait faire.
L’attente ne fut pas longue. Le martèlement allègre d’un cheval au galop se fit entendre et, en écho, une voix qui chuchotait :
— Le voilà !…
Gilles tendit le cou, aperçut le ruban de la route, la tache claire d’un cheval blanc surmonté d’un cavalier noir.
À la cocarde blanche qui timbrait son tricorne noir, Gilles identifia un officier français et un officier que, très certainement, il connaissait. La silhouette, enveloppée d’un grand manteau noir, était vague mais la façon de monter de l’homme, avec les rênes courtes, lui rappelait quelque chose.
Tout alla très vite. Le cavalier s’engouffra dans le bois, dépassa Gilles de quelques mètres, et s’arrêta net avec un cri de fureur : du haut des arbres, un grand filet de pêche s’était abattu sur lui l’enveloppant jusqu’aux sabots du cheval qui trébucha et s’affala avec un hennissement de douleur. En même temps, les hommes en embuscade dégringolèrent des arbres. Quelqu’un cria.
— Ne le tuez pas ! Je le veux vivant !… Ça serait trop facile comme ça !
Deux cris de douleur vinrent en écho. Gilles avait déchargé simultanément ses deux pistolets dans les jambes de ce qu’il supposait être des bandits. Puis, l’épée haute, il chargea en poussant un hurlement inhumain auquel répondit le hululement de Pongo qui avait choisi de tomber, lui aussi, des arbres.
En quelques passes, car son épée ne rencontra que de longs couteaux, le Breton mit deux hommes hors de combat tandis que Pongo achevait d’assommer sa deuxième victime. Le reste prit la fuite, laissant sur place les blessés et le cavalier toujours pris dans son filet, sur son cheval abattu. Gilles s’accroupit auprès de lui.
— Êtes-vous blessé, Monsieur ?…
— En aucune façon, grâce à vous. Mais je crains que mon cheval n’ait une jambe cassée…
L’inconnu parlait un français châtié avec un accent que Gilles n’eut aucune peine à identifier. Il se mit à rire.
— Eh ! Mais c’est M. de Fersen ? Comment diable vous y êtes-vous pris, Monsieur le Comte, pour inciter ces gens à vous pêcher en pleine forêt ?
Le prisonnier du filet s’agita rageusement.
— Qui diable êtes-vous ? grogna-t-il. Un Français, j’imagine, et d’ailleurs votre voix me dit quelque chose, mais on n’y voit goutte et vous feriez mieux de me tirer de là.
— On s’en occupe ! Si toutefois vous voulez bien cesser de remuer. Le couteau de Pongo coupe comme un rasoir. Cela m’ennuierait de ne pas vous sortir tout entier.
L’Indien eut vite fait de trancher les mailles et Fersen put se dégager mais ce fut pour se pencher aussitôt sur son cheval qui restait couché sur le flanc, agité de frissons spasmodiques et l’examiner attentivement.
— Je crains qu’il n’y ait rien à faire, dit le Breton. La jambe est cassée.
Le Suédois jura entre ses dents, caressa avec tendresse l’encolure de l’animal qui tourna la tête vers lui, mais n’hésita qu’un instant. Saisissant son pistolet, à sa ceinture, il en approcha le canon de la longue oreille soyeuse, détourna la tête et tira… Le cheval eut un soubresaut et ne bougea plus.
Muet et tendu, Gilles l’avait regardé mourir. Jusque dans le plus infime de ses nerfs, il ressentait l’émotion de l’homme obligé d’abattre son compagnon. La guerre l’avait accoutumé à tuer avec une sorte d’indifférence mais il ne saurait jamais voir mourir un cheval ou un chien sans en souffrir… Fersen, cependant, avait ramassé une branche de pin séchée et l’enflammait. La scène s’éclaira faisant surgir de la nuit le grand cadavre blanc, la silhouette rouge de Pongo debout près des deux blessés dont les yeux brillaient de fureur dans des visages noircis à la suie et enfin la figure de Gilles que Fersen accueillit avec une exclamation de joie.