Le lendemain, quand Gilles s’éveilla à l’appel de la diane il vit entrer sous sa tente l’Indien portant avec gravité un grand paquet enveloppé d’une forte toile grise sur lequel était épinglé une lettre.
— Soldat apporter ça pour toi, fit-il en déposant le tout en travers des jambes du jeune homme.
La lettre était de Fersen.
Au cas où vous l’auriez oublié, mon ami, je tiens à vous rappeler que votre nom est toujours inscrit au rôle du Régiment Royal-Deux-Ponts et que M. le Comte de Deux-Ponts, notre Colonel-Général, ne vous en tient pas quitte. Il vous fait dire par ma plume que vous y figurerez à l’avenir avec ce grade de Lieutenant qui vous a été conféré par le général Washington auquel vous voudrez bien préciser, ainsi d’ailleurs qu’au marquis de La Fayette, que nous vous avons seulement prêté.
Vous trouverez ici de quoi figurer selon vos mérites, dans le combat ou à l’heure de la victoire. L’épée me vient de famille et je sais que vous en ferez bon usage. Le tout est un témoignage d’amitié d’Axel de Fersen…
P.-S. : L’assaut est pour aujourd’hui.
Le paquet contenait un uniforme tout neuf d’officier du Royal-Deux-Ponts. Rien n’y manquait : ni l’habit bleu roi à plastron jonquille, ni le hausse-col de cuivre aux armes du Régiment, ni les épaulettes d’or, ni le tricorne à plumet jaune. Une magnifique épée à poignée dorée y était jointe. La solide lame d’acier bleu dont Gilles, enchanté, fouetta l’air, portait gravé le mot Semper.
Le premier mouvement du jeune homme fut d’endosser immédiatement ce brillant plumage. Il dépliait déjà la chemise de fine batiste mais, devant l’ouverture de sa tente, il vit soudain passer l’un de ses subordonnés, le sergent Parker. Celui-là était habillé n’importe comment, de culottes rayées, trop courtes et rapiécées, de bas sans couleur tombant sur des souliers dont l’un bâillait comme une huître et d’une veste verdâtre qui n’avait plus ni boutons ni revers mais montrait, par contre, une assez jolie collection de trous et d’effilochures…
Alors, Gilles rangea soigneusement l’élégant uniforme dans sa toile grise et remit son informe costume de daim fatigué. Puisque l’assaut était pour aujourd’hui, il ne conduirait pas ses hommes au-devant de la mitraille anglaise sous un accoutrement qui le séparerait d’eux. En face des magnifiques régiments blancs et bleus des Français, des brillantes tuniques rouges des Anglais qui faisaient ressembler parfois la ville assiégée à une énorme fraise, les troupes américaines avaient triste apparence, mais, si le soleil de la gloire voulait bien briller pour elles, alors cette misère deviendrait sublime.
— Ces pauvres hardes qui ont tant connu de peine ont bien le droit d’aller jusqu’à l’honneur… ou jusqu’à la mort ! murmura-t-il pour lui-même. Fersen comprendra…
Cependant il prit l’épée avec reconnaissance car ce n’était pas une arme de parade mais une véritable rapière, solide et redoutable, une véritable lame de guerrier qui remplacerait avantageusement la sienne dont la garde était faussée. Avec orgueil, il l’accrocha à son vieux baudrier de cuir brut, s’agenouilla pour une rapide prière afin de mettre son âme en paix avec Dieu si la mort, tout à l’heure, venait à lui et sortit enfin pour aller prendre les ordres du Général. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait pleinement heureux et en paix avec lui-même. Peut-être parce qu’à cette heure suprême, plus rien n’avait réellement d’importance… Sinon, que l’on allât monter à l’assaut !
Dehors, il lui parut qu’une sorte de rideau se levait sur le dernier acte d’une grande tragédie et qu’il regardait pour la première fois ce paysage chaque jour plus défiguré.
Il voyait devant lui fumer Yorktown, au-delà d’une gigantesque esplanade hérissée de troupes, crevée de tranchées où les plaques grises des marais mettaient autant de pièges : une masse de décombres où il ne restait plus un seul civil mais où grouillaient toujours les opiniâtres fourmis rouges sous la musique lancinante et têtue des cornemuses du 71e régiment d’infanterie écossaise. Et puis là-bas, sur la rivière, les carcasses noires des frégates Loyalist et Guadeloupe qui flambaient encore auprès du vaisseau Charon à demi immergé. Les artilleries du comte de Choisy et du général Knox avaient fait du bon travail et le continuaient car le duel d’artillerie était loin de s’achever. La ville se défendait avec rage bien que ses parapets fussent sans cesse éboulés. Ses deux redoutes tenaient bon. Mais, à mesure que se resserrait l’étreinte patiente de Rochambeau, les mines sautaient les unes après les autres… les hommes aussi et les plaintes des mourants et des blessés se mêlaient au grondement incessant des canons. Malgré le soleil, malgré la mer bleue et les joyeuses couleurs des drapeaux voltigeant dans le vent frais du matin, cela ressemblait assez à l’enfer, un enfer dont, cependant, aucun de ces hommes n’avait envie de sortir et où Gilles brûlait de plonger.
Sous la tente de La Fayette, les officiers de son état-major étaient réunis. Il y avait là Hamilton et Barber et Laurens et Poor et Gimat mais le Général lui-même était absent. Aucun d’eux ne parlait. Chacun restait dans son coin, enfermé dans son silence, dans ses pensées et dans son impatience. Le bruit avait couru, en effet, que l’attaque pourrait bien être pour le jour même, mais personne n’osait y croire. Hamilton, qui s’était fait rabrouer une fois de plus par Washington quand il était allé aux nouvelles, boudait près de l’entrée et rongeait ses ongles. Quand le lieutenant entra à son tour, il lui sauta littéralement dessus.
— Eh bien et vous ? Avez-vous entendu dire quelque chose ? Est-ce pour aujourd’hui ou pour demain…
— Si j’en crois une lettre que je viens de recevoir de l’un des aides de camp du comte de Rochambeau, c’est pour aujourd’hui.
Le visage d’Hamilton s’illumina et il serra le jeune homme dans ses bras.
— Puissiez-vous dire vrai ! C’est à devenir fou de voir tomber des hommes et de rester là à ne rien faire… Si cela continue Yorktown sera conquise par les sapeurs et les canonniers sans que nous ayons seulement tiré l’épée.
Au même instant, La Fayette dégringolait de son cheval devant l’entrée et pénétrait en trombe, l’œil étincelant et la perruque de travers, visiblement sous le coup d’une vive émotion mais personne ne pouvait dire si c’était la joie ou la fureur. Pour sa part, le lieutenant Goëlo pensa qu’il y avait un peu des deux.
— Messieurs ! clama-t-il en lançant son chapeau dans un coin, nous aurons aujourd’hui l’honneur d’attaquer l’une des deux redoutes : celle de droite, tandis que les Français attaqueront celle de gauche.
— Nous ? fit Hamilton. Qu’entendez-vous par là ? Toutes nos troupes ?
— Non, monsieur. Quand je dis nous, c’est nous… la division La Fayette de même que, pour les Français, c’est le baron de Viomenil qui mènera l’assaut avec un ou deux régiments… (Il s’arrêta, vira au rouge brique et tout à coup se mit à hurler de cette affreuse voix aigre qui était si pénible à entendre) … et j’entends que nous en ayons terminé avant que ce jean-foutre de Viomenil ait seulement atteint le parapet ! Savez-vous… savez-vous ce qu’il a osé dire, tout à l’heure quand le général Washington et le général Rochambeau ont donné leurs ordres ?
Il laissa peser sur tous un regard enflammé tandis que la colère le faisait trembler de la tête aux pieds.
— Il a osé mettre en doute la valeur de mes soldats, il a osé dire que nous ne savions pas assez bien nous battre pour arracher la redoute aux Anglais ! Alors, messieurs, prévenez vos hommes : On brûlera la cervelle au premier qui fait seulement mine d’hésiter. J’exige, vous entendez, j’exige que nous en ayons terminé avant eux. Allez prendre vos dispositions, maintenant, nous attaquerons à la fin du jour !… Nous saurons l’heure exacte plus tard.