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— Savez-vous… qui est cet homme ? balbutia-t-il.

Fersen haussa les épaules.

— Un soldat du régiment de Touraine, l’un de ceux du marquis de Saint-Simon que la flotte a pris aux Antilles. Mais il n’en est pas moins breton… comme vous ! Les renseignements que j’ai pu obtenir m’ont appris qu’il s’agissait d’un certain Pierre Barac’h, originaire du pays de Retz…

Gilles ne répondit rien. Devant les yeux de sa mémoire infaillible repassait la page d’un vieux livre, celui qu’un soir, à Hennebont, il avait pu lire dans la maison de son parrain le recteur, une page d’armorial breton.

« Seigneur de Botloy, de Lézardrieux, du Plessis-Eon, de Kermeno, de Coetmeur, de Barac’h… En même temps s’élevait la voix de l’abbé de Talhouët : Il s’appelait Pierre… »

Se pouvait-il que le destin l’eût mis, enfin, en face de l’homme dont toute sa courte vie il avait rêvé comme d’un impossible mirage ? Bouleversé, il se pencha sur le corps inerte, scrutant avidement ce reflet de lui-même, ce reflet qui expliquait si bien la haine irréductible de sa mère, une haine plus grande chaque année à mesure qu’il grandissait, que la ressemblance s’affirmait avec celui dont le souvenir lui faisait horreur.

À regarder ce visage immobile, il éprouvait une joie mêlée de désespoir, et à ce désespoir il comprit que son cœur ne le trompait pas. Il avait tant souhaité approcher cet homme, tant désiré lui donner tout l’amour dont Marie-Jeanne ne voulait pas… que son désir avait pris chair ! Et voilà qu’il allait mourir sans même savoir qu’il laisserait derrière lui un chagrin, sans même qu’un signe de tendresse fût possible.

La voix d’Axel lui parvint comme à travers un brouillard.

— À Brest, quand nous nous sommes battus… vous m’avez dit que vous n’aviez jamais connu votre père, que…

— Que j’étais un bâtard ! N’ayez donc pas peur du mot, Monsieur le comte. J’en ai tellement l’habitude.

— Je n’en ai pas peur. Il y a eu des bâtards illustres. Comment s’appelait votre père ?

— Pierre… Pierre de Tournemine.

— Savez-vous… quelles étaient ses armes ?

— Un écu simplement écartelé d’or et d’azur avec la devise Aultre n’auray.

Sans un mot, le Suédois mit quelque chose dans la main de Gilles dont les doigts, instinctivement, se refermèrent. C’était un lourd anneau d’or, une bague dont le chaton émaillé reproduisait exactement la figure héraldique qu’il venait de décrire. Les yeux brouillés de larmes, il regarda un instant sans surprise le joyau bleu et or puis doucement, avec un respect infini, il y posa ses lèvres avant de le rendre à Fersen.

— Où l’avez-vous trouvé ? À son doigt ?

— Non. Il portait cette bague dans un petit sachet de peau pendu à son cou par un lacet de cuir. Je vais d’ailleurs l’y remettre.

Il le fit d’une main si légère que le blessé ne parut pas s’en apercevoir. Il ne s’agita qu’un moment après en poussant une faible plainte.

— Il est gravement blessé, n’est-ce pas ? demanda Gilles le cœur serré. Il va mourir…

— Certainement. Un boulet lui a écrasé la hanche gauche mais il peut vivre encore quelques heures… ou même quelques jours. Pour le moment, il est sous l’influence d’un calmant que lui a donné mon fidèle Sven qui a quelques lumières en médecine.

Alors seulement Gilles regarda l’homme qu’il avait trouvé assis auprès du lit. Contrairement aux autres serviteurs, il ne portait pas de livrée mais un simple costume noir qui ne rappelait rien au jeune homme.

— Vous ne le connaissez pas, expliqua le comte. Il ne m’a rejoint qu’au printemps, envoyé par ma sœur Sophie qui se tourmentait à mon sujet. C’est un homme habile. Votre père ne peut être dans de meilleures mains…

Le mot toucha Gilles mais il le refusa.

— Ne lui donnez pas ce nom, monsieur. Il n’en voudrait peut-être pas…, ajouta-t-il avec tristesse.

Les yeux du Suédois plongèrent droit au fond des siens.

— Étant donné ce que vous êtes cela m’étonnerait. Ou alors nous nous trompons tous les deux et il n’est pas votre père, car alors il ne le mériterait pas.

Le blessé s’agitait de plus en plus et Sven poussa doucement les deux hommes dans l’autre partie de la tente.

— Il faut le laisser reposer en paix, dit-il. Je vais faire en sorte qu’il dorme jusqu’à ce soir.

— Ne puis-je rester près de lui ? pria le jeune homme. Je ne bougerai pas, je ne…

— Non. Il y a un léger mieux et je pense que, ce soir peut-être, il reprendra connaissance. Revenez à ce moment-là !

— Venez souper avec moi ! dit Fersen. S’il se produisait quelque chose, soyez sans crainte, je vous appellerai ! Laissez-moi votre Indien, je vous l’enverrai en cas de besoin et reposez-vous sur moi, mon ami. Je crois qu’en mettant ce blessé sur mon chemin, la main de Dieu s’est étendue sur vous. Comptez sur moi pour l’aider de toutes mes forces. De toute façon, je vais faire demander l’un des aumôniers de l’armée… si toutefois il veut bien franchir le seuil d’un protestant !

Avec une affection de frère, il embrassa le jeune homme et le poussa dehors où Pongo, les bras croisés sur la poitrine, attendait, immobile comme une statue d’acajou. Avec son impassibilité coutumière, il accueillit sans un mot l’ordre de demeurer à la disposition du comte de Fersen, se contentant de s’asseoir, les jambes croisées au pied de la tente pour y attendre sans boire, sans manger et sans même lever un sourcil aussi longtemps qu’il plairait à celui qu’il s’était donné pour maître.

Gilles regagna ses quartiers dans un état voisin du somnambulisme, sans rien voir et sans rien entendre. Pourtant, sur son chemin, les troupes éclataient de joie à cause d’un simple morceau d’étoffe blanche qui, sur les ruines de la ville assiégée, venait de remplacer le drapeau anglais. C’était la reddition. Cornwallis abandonnait la partie et demandait à parlementer. C’était peut-être la fin de cinq années de lutte et de misère mais Gilles, pour la première fois, ne se sentait pas concerné. Seul comptait pour lui égoïstement son bouleversement intérieur.

Sa course aveugle s’acheva dans les bras de Tim qui, hilare, lui barrait le chemin.

— Eh bien ! Où cours-tu comme ça avec une tête de catastrophe ? C’est la joie, c’est la victoire et toi, tu as l’air de revenir de l’autre monde…

— C’est que j’en viens peut-être ! J’en suis même à me demander si je ne suis pas en train de devenir fou… ou si je rêve. Depuis une heure… j’ai vécu l’impossible !

Le rire de Tim s’éteignit. Sans lâcher le jeune homme qu’il tenait aux épaules, il scruta son visage défait.

— Un ami, dit-il gravement, ça doit pouvoir comprendre même l’impossible. Et je suis ton ami. Raconte !

Il l’entraîna sous sa tente, lui ingurgita une solide ration d’un rhum dont il semblait détenir une inépuisable provision et regarda avec satisfaction les couleurs revenir au visage gris de son ami.

— Il paraît que tu as été appelé chez le colonel suédois ! dit-il. La Fayette est furieux et il a peut-être raison si c’est lui qui t’a mis dans cet état.