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— L’honneur est pour moi, Monsieur le comte ! Tous ici, tant que nous sommes, avons appris à connaître et à apprécier ce jeune homme. Moins sans doute que nos amis Américains auprès desquels il a désormais sa légende mais assez pour vous féliciter de vous continuer dans un tel fils. Mourez en paix car, sur mon honneur, votre descendance est en bonnes mains.

Saisissant la plume que lui tendait Sven, le Général signa rapidement. Les autres suivirent. Quand ce fut fini, le moribond demanda qu’on voulût bien le soulever afin de lui permettre d’apposer à son tour son nom. L’effort lui coûta un redoublement de souffrance mais il y parvint non sans que la plume n’eût taché le papier avant de s’échapper de ses mains. On le reposa doucement dans son lit.

— Merci…, souffla-t-il, merci à tous ! Que Dieu… qui vous a donné la victoire… vous garde et vous aide…

L’un après l’autre, les officiers saluèrent et sortirent de la tente. Seuls demeurèrent Fersen et son serviteur. Gilles reprit auprès du lit sa pose agenouillée et, doucement, porta à ses lèvres la main du blessé sans chercher à dissimuler les larmes qui coulaient sur ses joues.

— Mon père ! murmura-t-il. Comment vous dire…

— Rien !… Tu n’as rien à dire. C’est justice… Et j’en ai tant de joie ! Maintenant, parle-moi… Je sens que ma vie s’en va. Je l’ai retenue autant que j’ai pu… La nuit vient… elle va me prendre mais près de toi, je m’endormirai plus doucement ! Parle… Raconte. Je veux t’entendre jusqu’au bout…

Longtemps, Gilles parla. Il parla de sa mère, de son enfance, de tous ceux qu’il avait connus, de la Bretagne, de l’Amérique aussi. Sa voix basse emplissait la tente sur les parois de laquelle la lumière des chandelles jetait des ombres dansantes. Il aurait voulu pouvoir, à son tour, interroger son père, apprendre de lui ce qu’avait été sa vie avant cette minute, le drame de son départ de France, de cet amour survenu trop tard dans une vie déjà marquée par le plaisir et que Marie-Jeanne avait repoussé avec horreur… mais Pierre de Tournemine ne bougeait plus qu’à peine. Ses yeux ne s’ouvraient plus et par moments sa respiration disparaissait. Gilles alors se taisait, mais la main qu’il tenait toujours se serrait imperceptiblement.

— Continue…, soufflait le mourant.

Et il continua, de plus en plus doucement, de plus en plus bas, jusqu’à ce qu’enfin les doigts glacés se détendissent entre les siens. Le souffle s’exhala et ne revint pas… Le silence s’installa… Pierre de Tournemine avait cessé de vivre.

Quelque part un coq chanta. L’aube allait venir…Vers le levant, déjà, le ciel pâlissait.

— Tout à l’heure, fit la voix enrouée de Fersen qui avait veillé toute la nuit, les troupes anglaises sortiront de Yorktown et viendront remettre leurs armes au général Washington et au général de Rochambeau mais, ce soir, nous rendrons à la dépouille de votre père les honneurs qui sont dus à un soldat mort à l’ennemi. Allez vous reposer… Monsieur de Tournemine.

Les yeux las de Gilles dévisagèrent le Suédois. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais l’émotion l’en empêcha. Il regarda alors le corps à jamais inerte dans ses draps tachés de sang. Une brusque douleur lui vrilla le cœur et, avec un cri rauque, il s’abattit secoué de sanglots sur le cadavre de l’homme qu’on ne lui avait pas laissé le temps d’aimer.

1. Partant en guerre, un gentilhomme emmenait toujours avec lui quelques serviteurs.

TROISIÈME PARTIE

LA MARIÉE DE TRECESSON

CHAPITRE XV

LE RELAIS DE PLOERMEL

Les dernières lueurs d’un jour pluvieux de février traînaient sur les vastes solitudes de ce qui avait été jadis la forêt de Brocéliande. Le cavalier, monté sur un vigoureux cheval bai, surgit de l’échancrure d’une colline, traversa une clairière en sautant allégrement les fougères jaunies, les ajoncs gris et les rochers violâtres, franchit un ruisseau dont l’eau jaillit sous les sabots de sa monture et s’arrêta un instant pour examiner les alentours. Un grand manteau bleu, de coupe militaire, tombait en plis raides sur la croupe du cheval, laissant voir deux longs pistolets dans les arçons de la selle et l’extrémité garnie de cuivre d’un fourreau d’épée.

— Que faisons-nous, mon fils ? sourit l’homme en flattant l’encolure de l’animal. Tu as peut-être envie de rester dans les environs, mais considère cependant que Viviane en a disparu depuis longtemps.

Les poivrières bleues d’un petit château pointaient au-dessus des arbres, avec les volutes claires d’engageantes fumées. Gilles hésita un instant. Merlin avait fourni une longue course et très certainement aucun châtelain ne refuserait l’hospitalité au chevalier de Tournemine, des Dragons de la Reine. Mais il ne se sentait pas l’envie de faire, ce soir, de nouvelles connaissances. Bien qu’il y eût encore au moins deux lieues jusqu’à Ploermel, mieux valait aller jusque-là car cheval et cavalier y trouveraient peut-être une bonne auberge où ils seraient accueillis sans être obligés à des frais de conversation…

— Courage ! fit-il en conclusion. On continue ! Je te promets une bonne ration d’avoine.

Sans qu’il eût besoin d’employer l’éperon, Merlin partit comme une flèche, forçant même l’allure à travers bois et landes jusqu’aux portes de la petite ville qui se tassait frileusement dans son manteau de crachin. Il avait visiblement hâte de trouver l’avoine promise et, comme il entrait impétueusement dans la ville, son maître fut obligé, au carrefour, de le retenir d’une main ferme.

L’endroit était désert. Seules quelques lumières vacillantes mettaient un peu de vie avec le claquement des sabots d’une vieille femme qui venait de tirer de l’eau au puits. Gilles l’interpella.

— Pouvez-vous me dire, bonne dame, où se trouve l’auberge ?

— Un peu plus bas, mon gentilhomme. Près de l’église. Vous trouverez sans peine, c’est le relais de poste…

En effet, l’ombre massive d’une tour carrée flanquée de pignons ogivaux se dessinait dans le soir. Tout à côté, un lumignon brillait à l’entrée d’une voûte, éclairant vaguement une enseigne proclamant qu’à l’enseigne de la Duchesse Anne se trouvait la Poste aux Chevaux.

Le cavalier s’engagea sous la voûte. Le bruit des sabots et le hennissement joyeux du cheval attirèrent un garçon d’écurie qui jaugea d’un coup d’œil connaisseur l’homme et la bête.

— Sais-tu si je trouverai une bonne chambre ici ? demanda le premier.

— Pour sûr, monsieur l’officier ! Et bonne table aussi. Tenez, voilà le patron !…

Un petit homme curieusement chaussé de bottes et vêtu d’une veste de postillon sous un grand tablier blanc arrivait en courant pour se mettre au service de son client qui se décida enfin à mettre pied à terre.

— Tu monteras ma selle et mes sacoches ! dit-il au garçon, et tu veilleras à ce que mon cheval ait une bonne mesure. Pas de balle mouillée surtout ! Et n’oublie pas de le bouchonner énergiquement… Et une litière épaisse, hein ?

Une pièce de monnaie sauta de la main de Gilles dans celle du garçon qui l’attrapa adroitement.

— Soyez tranquille, mon gentilhomme, dit l’aubergiste. Ici, on sait soigner les chevaux. Suivez-moi, s’il vous plaît.

Un instant plus tard, le chevalier prenait possession d’une grande chambre blanchie à la chaux dont les seuls ornements étaient un crucifix de bois noir, une image représentant les traits sans grâce du roi Louis XVI et un énorme édredon rouge se gonflant comme une fraise sur un lit bien blanc. Il y faisait froid et passablement humide mais l’aubergiste se hâta d’allumer le feu, tout préparé dans la cheminée et, en un instant, la pièce prit un air de fête.