Выбрать главу

— Est-ce que monsieur soupera en bas ou bien préfère-t-il qu’on le serve ici ?

— Ma foi non, je descendrai. Dites-moi, mon ami, connaissez-vous, dans les environs un domaine qui s’appelle le Frêne ?

Le visage, naturellement aimable de l’aubergiste, se ferma comme une huître.

— C’est à cinq ou six lieues d’ici, sur la route de Dinan et à l’orée de la forêt.

L’homme avait hésité à répondre et ne l’avait fait visiblement qu’à regret.

— On dirait que l’endroit ne vous plaît pas ? remarqua Gilles négligemment.

— Il n’a pas à me plaire ou à ne pas me plaire, monsieur. C’est une maison seigneuriale et je ne suis qu’aubergiste et maître de poste ! Mais pour rien au monde on ne me ferait aller là à la nuit close… ni même en plein jour. C’est un mauvais endroit !

— Pourquoi ? Est-ce que…

Mais l’aubergiste saluait profondément, virait sur ses talons et galopait vers la porte.

— Pardonnez-moi, mon gentilhomme, mais on m’attend à la cuisine. Si le souper est mauvais, vous ne serez pas content et moi non plus !

Il disparut laissant Gilles à des conjectures qui n’avaient rien d’aimable. Décidément, la réputation du logis des Saint-Mélaine était toujours aussi détestable et le temps n’y avait rien changé. Tirant une chaise devant le feu d’ajoncs et de fougères sèches qui mettait dans la chambre une odeur de grand air, il s’y installa, étendit jusqu’aux chenets ses longues jambes bottées et sortit, une fois de plus, de son habit la lettre de Judith dont il contempla l’écriture d’une extravagance fébrile. Il ne lisait pas. Depuis une semaine qu’il l’avait reçue, il la connaissait par cœur.

Pourquoi êtes-vous parti si loin ?… Il me semble que je jette cette lettre à la mer et qu’elle va errer éternellement sur l’eau sans jamais vous toucher. De toute façon, elle arriverait trop tard pour me sauver. Je vous avais promis de vous attendre trois ans et, à moi-même, je l’avais juré ! Hélas ! je vais devoir nous manquer de parole à l’un et à l’autre. Comment père a-t-il pu croire un instant que les murs d’un couvent et sa volonté suprême retiendraient mes frères lorsque leur intérêt est en jeu ? Ils ont décidé de me reprendre avec eux et ils ont fait savoir à Mme de La Bourdonnaye, notre abbesse, qu’ils viendraient me chercher demain. Demain !… Quelques heures encore et je repartirai vers ce manoir du Frêne qui me fait si peur. Il n’y a aucun moyen de refuser ; ils ont la loi pour eux et menacent de réclamer l’aide de la Sénéchaussée. Je les crois capables de violer même l’asile de la chapelle s’il me prenait l’idée d’y chercher refuge. Mais je ne le ferai pas car je ne veux pas être ici un objet de scandale et de malheur…

Demain donc je les suivrai ! Je sais qu’ils ont résolu de me marier à un certain M. de Vauferrier. C’est un vieillard et ce doit être leur compagnon de débauche mais il est riche et possède des navires. Morvan qui est allé, paraît-il, en Amérique, l’a connu aux Îles et en est revenu sur l’un de ses bateaux.

Je les suivrai, ai-je dit, mais je ne me laisserai pas livrer à cet homme dont ici l’une de mes compagnes, qui lui est apparentée, m’a fait un portrait affreux. Je ne suis pas une esclave qu’on achète avec de l’or. Et puis, voilà si longtemps que je rêvais d’être à vous. Je crois bien depuis le jour où vous m’avez tirée de la rivière. Maintenant que nous allons être séparés sans grand espoir de nous rejoindre un jour, je peux bien vous l’avouer, je vous ai aimé du premier instant, du premier regard et si je me suis montrée, par la suite, odieuse et détestable, c’était parce que mon orgueil refusait de se soumettre à cet amour…

Oh, mon Dieu, comment ai-je pu être aussi stupide, aussi sottement arrogante ! Je t’appelais « le petit curé », mon amour, et pourtant, au fond de moi-même, j’étais déjà toute à toi. J’aurais tant voulu te suivre, aller avec toi n’importe où… même au fond des bois dans une hutte de charbonnier pour y être ensemble, l’un à l’autre. Quand tu m’as ramenée au couvent, je crois que, si tu m’avais demandé de partir, je serais partie sans hésiter. J’aurais pu fuir en Amérique, déguisée en garçon, faire n’importe quoi… Mais c’était t’empêcher d’atteindre peut-être à une autre destinée… Et maintenant tout est fini !… Il ne me reste personne à qui me raccrocher, pas même Dieu qui ne fait rien pour moi !

Adieu. Je ne sais pas où je serai quand tu liras cette lettre. Si tu la lis un jour ! Peut-être bien plus loin que la terre s’il ne me reste que ce suprême recours mais je sais que je t’y aimerai tant qu’il me restera un battement de cœur ou un souffle de vie… Judith.

Du bout des doigts, très doucement, Gilles caressa le papier fatigué où, par endroits, des larmes avaient délayé l’encre. Il n’oublierait jamais le moment où cette lettre était tombée sur lui comme la foudre à l’instant même où il croyait tenir le monde entre ses mains. Elle l’avait arraché au long enchantement de l’Amérique et, devant son gribouillage désolé, il avait retrouvé, intacte sous le soldat heureux, l’âme du petit pêcheur de sirènes dont les rêves avaient grandi plus vite encore que lui-même. Comment avait-il pu, un instant seulement, sinon oublier Judith mais penser qu’elle était née un soir de brume de son imagination romanesque et de son besoin d’amour ? Comment avait-il pu délirer d’amour pour une autre femme ?

Là-bas, au-delà des mers, il était devenu un autre, un homme véritable. Il avait connu l’amitié, la misère, le danger, la guerre, un certain goût de la liberté et enfin la passion et la trahison, tout cela fondu dans un gigantesque creuset, un fabuleux chaudron de sorcières d’où était sorti un être neuf. De son amour pour Sitapanoki ne subsistait qu’une vague nostalgie, une chaleur au creux de ses reins quand le souvenir de la belle Indienne se présentait à son esprit et une curieuse et assez égoïste satisfaction d’avoir échappé, en quelque sorte, à une tentation mortelle. L’eût-il suivie au fond de ses grandes forêts qu’il eût rejeté le sublime cadeau offert par le destin sur le champ de bataille de Yorktown. Il vivrait quelque part au bord d’un lac d’une existence proche de celle des bêtes sauvages… à moins que ses ossements ne fussent en train de blanchir sur la terre indienne, non loin d’un poteau de torture….

Il chassa l’image désagréable d’un mouvement d’épaules agacé, prit sa pipe, la bourra de ce tabac virginien qu’il avait appris à aimer et dont il avait rapporté une provision, prit un brandon dans la cheminée pour l’allumer et reprenant sa pose nonchalante se mit à fumer avec application pour mieux tenter de résoudre le problème qui se posait à lui et pour faire, en quelque sorte, le point de la situation.

S’il s’en tenait à lui-même, le sort l’avait merveilleusement traité, depuis quatre mois qu’il avait quitté les rives de la Chesapeake. Et tout avait été très vite.

Il y avait d’abord eu le retour presque immédiat en compagnie de Lauzun. Le jeune duc avait été chargé par Rochambeau de porter à Versailles la nouvelle de la victoire et, avec une générosité parfaitement inattendue si l’on s’en référait à leurs précédentes relations, il avait vivement engagé l’ex-lieutenant Goëlo à l’accompagner.

— Il faut battre les fers quand ils sont chauds, lui dit-il. Votre père vous a reconnu aussi officiellement qu’il lui était possible mais il faut maintenant que le Roi sanctionne. Et avec lui, avant lui veux-je dire, M. Chérin. Vous ne connaissez pas M. Chérin ?