— Oui. Guégan dit qu’elle avait des cheveux qui brillaient comme du cuivre. Mais je veux pas vous raconter cette affaire-là, ça serait pas honnête pour Guégan… et puis il la raconte tellement mieux que moi…
— Et puis, coupa Le Coz, t’as envie de l’entendre encore… et de te faire arroser en même temps que Guégan, pas vrai, Joël ? C’est pour ça qu’ t’es tout prêt à courir le chercher, le Guégan !
Le postillon grimaça un sourire en louchant sur le tonnelet d’eau-de-vie.
— J’aime à rendre service, moi… et puis c’est bien vrai que je ne déteste pas un petit coup. D’autant que la malle de Rennes sera sûrement pas là avant une grande heure.
— Allez chercher cet homme ! ordonna Gilles. J’offre à boire à qui voudra pour entendre cette histoire.
— Oh, fit Le Coz, n’ayez crainte ! Guégan viendra point tout seul ! Il a eu tellement peur cette nuit-là qu’il n’ose plus sortir dans les ténèbres.
Joël était déjà parti dans un vacarme de lourdes bottes tandis que Gilles se remettait à fumer avec une sorte de rage pour essayer de lutter contre l’angoisse qui lui venait. C’était comme un pressentiment qu’il s’efforçait de repousser de toute la force de sa raison et dont, cependant, il ne pouvait se défaire. Pardieu ! Il y avait au monde d’autres filles rousses que Judith de Saint-Mélaine et, en Bretagne, d’autres filles de bonne famille qui avaient pu, depuis trois mois, revêtir la robe de mariée mais quelque chose lui disait que Judith était au centre de l’histoire, abominable si l’on en croyait les réticences de Le Coz, qu’il devait se préparer à entendre.
Le postillon revint au bout de dix minutes, remorquant deux hommes dont l’un, vêtu comme un paysan d’une veste en peau de chèvre, montrait un nez d’une belle couleur rouge au milieu d’un visage recuit par d’assez nombreux hivers. L’autre dont les habits gardaient un léger saupoudrage blanc devait être le neveu boulanger. Les deux nouveaux venus saluèrent Gilles gauchement.
— Joël m’a dit, fit celui qui devait être Guégan, que vous vouliez entendre cette malheureuse histoire, mon gentilhomme… mais je me demande s’il y a sûreté pour moi.
— Pourquoi pas ? Si vous n’avez été que spectateur vous n’avez rien à craindre de moi…
— Il veut dire par là, coupa Le Coz, que si par hasard vous aviez des relations avec les fermes… comme, cette nuit-là il braconnait…
Le chevalier haussa les épaules et tira une pièce d’argent de sa poche.
— Je ne croyais pas ressembler à un gabelou. Parle sans crainte, brave homme ! Demande ce que tu veux boire et en outre, je te donne ceci… pour le dérangement.
— Je sais ce qu’il préfère, dit Le Coz. Du rhum !
— Alors, du rhum pour tout le monde.
L’arrivée des pichets fut accueillie avec une satisfaction générale. Le second postillon vint se joindre au groupe et l’on fit cercle près de la cheminée, comme cela se doit faire autour des conteurs, à la veillée.
En manière de préambule, Guégan avala un plein gobelet, se torcha la bouche à sa manche et, gardant au creux de ses mains, pour le réchauffer le gobelet que l’aubergiste venait, sur un signe de Gilles, de remplir à nouveau, entama son histoire dans un silence religieux.
— C’était aux vigiles de Noël. Avec l’idée de prendre un beau lièvre ou un couple de lapins, ou même une plus grosse pièce qu’on m’aurait payée un bon prix chez Maître Le Coz, j’étais allé poser des pièges dans la forêt, près de l’étang du château de Trecesson, à deux grandes lieues d’ici mais pas loin de mon village de Campénéac. C’est un bon coin ; la nuit, les bêtes viennent boire à l’étang et je connais bien leurs habitudes.
» Ce soir-là, je suis parti à la nuit close. Il faisait froid et noir mais j’ai le cuir dur et j’ai jamais eu peur de l’obscurité. En marchant d’un bon pas, j’ai eu vite fait d’atteindre les alentours du château. Tout était tranquille et il n’y avait pas une lumière. J’en ai été content parce que cela voulait dire qu’il ne devait pas y avoir grand monde au château. Monsieur le comte de Châteaugiron-Trecesson à qui il appartient par mariage avait peut-être décidé de passer la Noël dans son hôtel de Rennes. J’étais donc bien tranquille et à peu près sûr de ne pas me faire pincer.
» Je m’étais mis à faire mes petites installations quand j’ai entendu, tout à coup, le bruit de chevaux qui approchaient et qui approchaient vite. J’ai eu peur. L’idée m’est venue que c’était peut-être le châtelain qui arrivait et, pour ne pas me faire prendre, je me suis dépêché de grimper dans le premier arbre venu. Le cœur me battait un peu. Ce n’est pas que Monsieur le Comte soit un homme sévère ou avare mais, comme tous les châtelains de Trecesson depuis des siècles, c’est un chasseur et, depuis ces mêmes siècles, chasseur et braconnier n’ont jamais fait bon ménage. Pourtant, je n’avais pas trop de souci à me faire. Il n’y avait plus de feuilles aux arbres mais la nuit était sombre…
» Pourtant, une fois là-haut, je me suis demandé un instant si je n’avais pas eu la berlue : on n’entendait plus rien.
» J’allais redescendre pour reprendre mon travail quand j’ai entendu des pas prudents et le grincement des essieux. J’ai vu alors arriver devant les douves du château deux hommes masqués qui menaient leurs chevaux par la bride. Derrière eux venait un carrosse, bien fermé par ses mantelets de cuir.
» Les deux hommes de tête se sont arrêtés un instant pour examiner la façade muette et noire du château.
» — C’est bien ce que j’espérais, dit l’un. Il n’y a personne que les domestiques et, à cette heure, ils dorment comme des souches. D’ailleurs, même s’ils entendaient le moindre bruit, ils ne sortiraient pas tant ils ont peur des revenants, des fées et des farfadets.
» — On ne va tout de même pas faire ça juste devant le château, fit l’autre. Allons plus loin ! Ce sera plus prudent.
» Ils continuèrent à marcher un peu le long de l’étang. Le carrosse sur le siège duquel il y avait un cocher tellement emmitouflé qu’on ne lui voyait pas un bout de peau les suivit. Le tout s’arrêta tout juste sous l’arbre où je me cachais, à moitié mort de peur cette fois, car ces hommes, ces masques, ce carrosse, ce cocher qui avait l’air d’un fantôme, tout ça ne me disait rien qui vaille. J’avais la chair de poule et je commençais à invoquer mon ange gardien.
» — Ici ça ira très bien, dit le plus grand des deux hommes. »
Il alla prendre l’une des lanternes du carrosse, l’alluma et la tendit à son compagnon.
» — Éclaire-nous !…
» Le cocher descendit à son tour. Comme les deux autres, il portait un masque. Il portait aussi des outils, pelles et pioches avec lesquelles ils se mirent, à deux, à creuser la terre… Ils creusèrent longtemps et moi, dans mon arbre je ne comprenais pas pourquoi ces hommes trouvaient bon de faire un trou en pleine nuit et dans la forêt. Mais j’avoue bien sincèrement que ça commençait à m’intéresser car, pour se donner tant de mal, ils devaient avoir à cacher quelque chose de précieux… de l’or peut-être. Ou de la contrebande…
» Quand le trou, qui était plus long que large, leur parut assez profond, ils s’arrêtèrent et celui qui paraissait le chef le plus grand et le plus solide ôta son chapeau pour s’éponger le front. J’ai vu qu’il avait des cheveux rouges. Puis il le remit, tira un flacon de sa poche, but un grand coup.
» — Pose la lanterne ! ordonna-t-il à celui qui n’avait fait qu’éclairer. Et va la chercher !
» C’est alors que je vis ce qu’il y avait dans le carrosse. Il ne s’agissait pas d’or, ni de trésor… mais d’une chose bien plus précieuse et qui a failli me faire tomber de mon arbre. Une femme ! Une femme belle comme le jour, en robe de mariée toute blanche, avec des dentelles, des fleurs de soie. Elle était aussi blanche que sa robe avec de grands yeux sombres pleins de peur. Sous l’oranger de sa couronne, elle avait une masse de cheveux presque rouges, brillants comme du cuivre mais je ne pouvais pas voir sa bouche qui était cachée sous un bâillon. Ses mains aussi étaient attachées… Elle se tordait pour essayer d’échapper à la main brutale de celui qui l’avait sortie de la voiture.