» Le plus grand des hommes lui montra le trou qu’il venait de creuser.
» — Voilà votre lit nuptial, ma sœur. J’espère qu’il vous conviendra…
» Ils lui enlevèrent son bâillon pour qu’elle puisse faire sa prière mais elle pleurait tellement, elle les suppliait si douloureusement… oh ! mon Dieu !… Je crois que toute ma vie j’entendrai ses plaintes dans mon sommeil… elle les suppliait si fort qu’ils le lui ont remis en disant qu’elle leur cassait les oreilles.
» — Si les gens du château l’entendent, ils ne bougeront pas à cause des fantômes dont ils ont peur mais on ne sait jamais. Ça peut attirer un charbonnier… Finissons-en !
» Alors, ils l’ont prise, l’un par les pieds, l’autre par les épaules et ils l’ont couchée dans le trou, sans même lui faire la miséricorde de l’étrangler ou de la tuer d’un coup de dague. D’où j’étais, je pouvais la voir, toute blanche dans la terre noire, avec ses mains liées sur sa poitrine et ses yeux au-dessus du bâillon… ses yeux… deux lacs noirs pleins d’épouvante…
Guégan s’arrêta, cherchant des yeux quelque chose à boire. Gilles lui remplit son gobelet et vida le sien d’un coup.
— Continue ! ordonna-t-il durement.
— Je ne l’ai plus vue longtemps. Ils ont jeté son voile sur elle et ils ont commencé à rejeter la terre, des pelletées de plus en plus pleines, de plus en plus rapides jusqu’à ce que le trou fût comblé ! Moi, je me cramponnais à mon arbre pour ne pas tomber. J’avais envie de vomir. J’étais malade d’horreur et d’épouvante ! Je ne comprenais pas comment le Bon Dieu pouvait laisser sur la terre des monstres pareils.
— Après ! gronda Gilles. Après que s’est-il passé ?
— Ils sont restés là encore un moment à remettre de la mousse et des feuilles sèches sur leur ouvrage. On aurait dit qu’ils n’arrivaient pas à s’en aller. Et puis, tout de même, ils ont fait tourner le carrosse, ils sont remontés sur leurs chevaux et ils sont repartis dans la nuit comme les démons qu’ils étaient. Alors j’ai dégringolé de mon arbre et j’ai couru vers le château. Il fallait que je prévienne quelqu’un, le gardien, un valet, n’importe qui… tant pis pour les questions qu’on pourrait me poser. Je me suis pendu à la cloche d’entrée et j’ai carillonné de toutes mes forces en criant à l’aide. Tant et si bien qu’on a fini par ouvrir. J’étais dans un tel état que d’abord le portier m’a pris pour un fou. Je ne savais plus très bien ce que je disais et je ne saurais même pas vous le répéter maintenant, mais tout à coup, je me suis retrouvé en face d’un gentilhomme en bonnet de nuit et robe de chambre qui tenait une épée sous son bras. C’était M. le Comte de Châteaugiron qui, contrairement à ce que j’avais pensé, se trouvait au château avec sa famille. On s’était couchés tôt pour partir de bonne heure pour Rennes.
» De me trouver en face de lui, ça m’a remis les esprits en place et, aussi vite que j’ai pu, j’ai raconté ce que je venais de voir.
» — Je vous en supplie, venez, Monsieur le Comte, venez vite. Je vais vous montrer l’endroit, Peut-être qu’il n’est pas trop tard.
» Grâce à Dieu, il m’a cru tout de suite. Il a appelé ses domestiques, fait prendre des pelles, des torches et nous avons tous couru jusqu’à l’endroit du crime. La trace des roues du carrosse, bien visibles et toutes fraîches, montraient bien que je n’inventais rien. Alors, ils se sont mis à creuser à six hommes, avec des pelles d’abord, puis, sur l’ordre de Monsieur le Comte, avec les mains pour ne pas risquer de blesser la jeune dame si Dieu voulait qu’elle soit encore vivante au fond de sa tombe. Enfin, ils ont réussi à la sortir de la terre ! Oh, mon gentilhomme, si vous l’aviez vue avec sa robe, sa figure blanche et ses cheveux tout maculés. Dans la lueur des torches, c’était effrayant.
» — Vite ! Un coureur à cheval pour chercher un médecin ! a ordonné le Comte. Le cœur bat encore un peu ! Nous allons l’emporter au château.
» On est tous repartis en cortège et, dans la cour du château, j’ai vu venir Madame la Comtesse et ses servantes et le chapelain qui faisaient de grands “hélas”. La jeune dame a été portée dans la maison et Monsieur le Comte est venu vers moi. Il m’a donné une pièce d’or en disant que j’étais un brave homme, qu’il ne m’en voulait pas pour le braconnage, que je pouvais maintenant rentrer chez moi en paix. Mais j’ai demandé la permission d’attendre un peu pour savoir si la pauvre victime était revenue à la vie. Hélas !… quand l’aube s’est levée, on est venu me dire que tout était fini. Malgré les efforts de la dame du château, et du chapelain, elle venait de passer pour tout de bon. Le médecin de Ploermel qu’on avait envoyé chercher par un valet à cheval arriva juste à temps pour apprendre qu’on n’avait plus besoin de lui. Alors, je suis rentré chez moi ! Mais depuis j’ai toujours la vision de la belle mariée et de sa tombe ! Une bien triste et bien vilaine histoire, n’est-ce pas, monsieur ?
Un silence suivit. Tous ces hommes rudes se regardaient et au fond de tous les yeux il y avait la même horreur. D’un doigt nerveux, Gilles ouvrit son col sous lequel il se sentait étouffer.
— Sait-on le nom de cette jeune femme… de ces deux assassins ? demanda-t-il.
— Ma foi non, monsieur, dit Guégan. Personne au château ne connaissait la jeune dame. J’ai entendu Madame la Comtesse dire qu’elle ne l’avait jamais vue et que, d’ailleurs, elle n’avait pas entendu dire qu’il y eût un mariage dans la région ce jour-là. Quant aux hommes, ils portaient des masques ! Avec votre permission, mon gentilhomme, je boirai encore un petit coup et puis on rentrera. Il se fait tard… et maintenant, je n’ai plus envie de rester dehors dans la nuit.
L’un après l’autre, les buveurs disparurent après avoir salué le chevalier. Mais il ne leur prêtait plus aucune attention. Le dos tourné, debout devant le feu, les jambes écartées et les bras croisés sur sa poitrine, il déchirait de ses doigts nerveux la batiste de sa cravate, luttant contre le désespoir furieux qu’il sentait monter en lui. Dans les flammes de l’âtre, il croyait voir Judith telle qu’il l’imaginait dans l’affreuse scène décrite par Guégan. Judith en robe de mariée, des fleurs dans ses cheveux flamboyants, Judith jetée toute vivante au fond d’un trou boueux ! Car, pour lui, l’identité de la mariée de Trecesson ne faisait aucun doute, c’était Judith que ses misérables frères avaient ainsi ignoblement mise à mort. Il l’avait reconnue à la description du braconnier… et aussi à l’affolement de son propre cœur. Mais pourquoi ces deux bandits l’avaient-ils tuée le soir de ses noces, des noces pour lesquelles ils l’avaient tirée du couvent, qu’ils avaient voulues ? Et le mari ? Où était-il celui-là pendant que l’on enterrait sa femme ? Déjà mort peut-être ?
La voix basse de l’aubergiste le tira de sa sinistre méditation.
— Vous devriez aller dormir, mon gentilhomme. Tenez, buvez encore ça. C’est ma tournée.
Gilles se retourna. Le Coz était debout derrière lui et lui tendait un gobelet. Dans son regard gris, le jeune homme crut avoir une sympathie, une pitié… Il prit le gobelet, le vida d’un trait. Le rhum brûla sa gorge sans ranimer son corps qu’il sentait glacé jusqu’à la moelle des os.