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— Et toi ? demanda-t-il brusquement. Tu n’as aucune idée, toi non plus, sur les acteurs de ce crime odieux ?

Le visage de l’aubergiste resta de pierre.

— Un aubergiste, ça ne peut pas avoir d’idées si ça veut vivre vieux ! Mais quelque chose me dit que vous, mon gentilhomme, vous en avez une, d’idée ? Vous aviez l’air d’un mort vivant, tout à l’heure quand Guégan a parlé de la belle jeune femme aux cheveux couleur de cuivre ?

— Peut-être… mais je ne suis pas sûr. Je t’en supplie, si tu sais quelque chose qui puisse m’indiquer le moyen d’abattre ses assassins, si tu la connais… il faut me le dire.

— Je ne la connais pas. Devant Dieu qui m’entend, je jure que je ne l’ai jamais vue. Mais un bandit à cheveux rouges pourvu d’un frère qui devait avoir les mêmes… je crois que vous et moi pouvons deviner de qui il s’agit. Sinon, pourquoi m’auriez-vous demandé tout à l’heure si je savais où se trouve le Frêne ! Seulement, je ne savais pas qu’il y avait une fille dans la famille. Probable qu’elle devait habiter ailleurs… mais voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ?

— Si tu veux ! Cependant je ne te promets pas de le suivre.

L’aubergiste eut un sourire et, armé d’un torchon, se mit à essuyer la table des buveurs.

— Vous en ferez ce que vous voudrez mais, au lieu de courir tout droit au Frêne dès le jour levé comme je vois bien que vous en brûlez d’envie, vous devriez aller d’abord à Trecesson. Je sais que Monsieur le Comte y est. Il pourra peut-être vous donner des détails d’où vous tirerez une certitude ! Car, tout de même, il peut y avoir un doute, si petit soit-il !…

Neuf heures sonnaient au clocher de l’église. Le tintement de l’horloge s’étouffa soudain sous le fracas d’une lourde voiture arrivant au grand trot. La place s’emplit du martèlement des sabots, du tintement des sonnailles et des cris des postillons. Une portière claqua… La malle de Rennes venait d’arriver.

— Bonsoir ! fit Gilles en se dirigeant vers l’escalier dont les marches de bois crièrent sous son poids.

— Bonsoir, monsieur l’officier ! Que Dieu vous donne un sommeil sans rêves ! s’écria Le Coz en se ruant au-devant des voyageurs.

Rentré dans sa chambre, le chevalier de Tournemine sortit ses pistolets de leur étui et se mit froidement à les vérifier. Puis il tira son épée, l’examina avec le plus grand soin, tâtant du doigt la pointe et le fil. Enfin, se tournant vers la croix de bois noir pendue au mur, il l’apostropha durement.

— Si tu as permis ce crime immonde, Seigneur, sache que demain à pareille heure les Saint-Mélaine seront morts… ou bien ce sera moi. Et tu n’auras pas le droit de me reprocher quoi que ce soit…

CHAPITRE XVI

« AULTRE N’AURAY… »

Immobile sur sa selle tandis que Merlin grattait le sol d’un sabot impatient, Gilles contemplait Trecesson avec un mélange d’admiration et de douleur, surpris de lui trouver tant de charme en dépit de l’effrayant souvenir qui s’y attachait.

Malgré la sévérité des bois dépouillés par l’hiver dont il s’enveloppait, malgré l’appareil encore féodal de son châtelet d’entrée, de sa tour hexagone et de sa profonde voûte ogivale, malgré le ciel bas et les nuages lourds de pluie qui coiffaient ses toits d’ardoise fine, le château de schiste carminé adouci de lierre rêvait au bord de son étang avec la grâce hautaine d’un prince de légende. Il ne gardait aucune trace visible de la nuit atroce dont il avait été la toile de fond, comme si rien ne pouvait l’atteindre derrière le rempart de ses eaux dormantes habitées de canards et de grenouilles criards.

Le Chevalier s’attarda un moment au bord du grand manoir comme au bord d’une certitude, peut-être pour laisser à l’émotion qui lui serrait le ventre le temps de s’apaiser. Dans la nuit sans sommeil qu’il venait de vivre, il avait connu l’enfer des regrets mêlés à la haine et à la soif de vengeance. Il avait rêvé pour les Saint-Mélaine une mort dans la plus féroce tradition iroquoise. Une balle de pistolet, un coup d’épée, c’était vraiment trop peu pour les monstres capables d’étouffer sous la terre noire la grâce d’une enfant, sa petite sirène de l’estuaire habillée de soleil. En imaginant son agonie au fond de la tombe, le dernier des sanglants Tournemine rêva d’entendre les deux frères hurler longuement dans les tortures…

Las d’une immobilité qui lui déplaisait, Merlin hennit en agitant sa tête fine, secouant le songe sinistre.

— Tu as raison, soupira Gilles, nous perdons du temps ! Il faut aller… et savoir. Être sûr. Peut-être est-ce que je me trompe… Mais il n’y croyait pas.

L’appel de la cloche fit accourir un palefrenier qui, devant la mine hautaine du gentilhomme, s’inclina avec déférence. Non, Monsieur le Comte n’était pas au château mais Madame la Comtesse, elle, s’y trouvait…

— Dans ce cas, demandez-lui si elle veut bien faire au chevalier de Tournemine de la Hunaudaye la grâce d’un moment d’entretien pour affaire grave.

Guidé par l’homme, Gilles franchit le pont dormant, la voûte profonde et déboucha dans une cour de belle ordonnance ouvrant sur un beau jardin en terrasse que prolongeait la masse dense de la forêt. Le palefrenier prit la bride de Merlin et remit son maître à un majordome qui se chargea de l’annoncer. Un moment plus tard on l’introduisit dans un petit salon du rez-de-chaussée, jolie pièce aux boiseries claires ouvrant à la fois sur la cour et sur l’étang et où pétillait un grand feu sous l’œil un rien figé de quelques portraits de famille.

Assise auprès de la cheminée, dans une bergère couverte de tapisserie à grands bouquets, une jeune dame, coiffée de dentelles et vêtue d’une robe de velours brun dont l’ampleur dissimulait adroitement une taille momentanément épaissie, dévidait un gros écheveau de laine tendu sur les deux mains d’une jeune paysanne assise à ses pieds sur un tabouret. Elle salua l’arrivant d’une inclination de tête.

— On me dit, monsieur, que vous souhaitez m’entretenir d’affaires importantes et je ne vous cache pas que vous me voyez fort embarrassée. Monsieur de Châteaugiron s’est rendu tôt ce matin à Coëtquidan pour une affaire de bornage, je ne sais trop quand il rentrera et malheureusement je ne suis pas du tout certaine de pouvoir le remplacer. Mais entrez, je vous en prie, entrez et prenez place, ajouta-t-elle en indiquant un fauteuil proche du sien.

Gilles salua et s’assit.

— Je vous supplie de croire, madame, que je ne me serais pas permis de vous importuner de la sorte si je n’avais à vous offrir des raisons trop graves pour être différées d’un seul instant. Veuillez me pardonner… et songer qu’il y va de ce qui fait l’objet le plus important de toute ma vie.

Agathe de Trecesson, épouse de René-Joseph Le Prestre, Comte de Châteaugiron et marquis d’Espinay, pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Elle n’était pas régulièrement belle mais son petit visage sérieux, couronné de magnifiques cheveux châtain clair respirait la douceur, ainsi d’ailleurs qu’une lassitude, visible aux cernes dont se marquaient ses yeux bruns. Des yeux qui examinaient le visiteur avec une attention un peu perplexe.

— Est-ce donc si grave ? articula-t-elle enfin.

— Plus que je ne saurais le dire, Madame la Comtesse.

— Eh bien ! soupira la jeune femme. Tu peux nous laisser, Perrine ! La laine attendra…

La fillette se leva, cherchant où poser le gros écheveau qui encombrait ses mains. Gilles, spontanément, offrit les siennes.

— Si vous le permettez ! J’ai bien souvent fait cela quand j’étais enfant.

Une lueur de gaieté traversa le regard las de la future mère tandis que Gilles, quittant son fauteuil, pliait ses longues jambes pour s’installer sur le tabouret.