— Cela fait si mal ? demanda-t-elle.
— Plus que je n’aurais cru… plus que je ne saurais le dire ! Je l’aimais tant, sans bien m’en rendre compte, hélas ! Pardonnez-moi, madame…
D’un geste vif, il saisit la touffe de fleurs fanées qui avait orné les cheveux de Judith, le voile qui avait servi de suaire à ce corps charmant dont le souvenir, il le sentait bien maintenant, ne cesserait plus de le hanter. Il y appuya ses lèvres avec passion puis remettant le tout en vrac dans les mains de la Comtesse et, sans même saluer, avec un sanglot rauque, il s’enfuit de la chapelle en courant, s’élança dans la cour. La voix de la jeune femme, qui s’était lancée à sa suite, le poursuivit :
— Chevalier ! Je vous, en prie, attendez !… Ne partez pas ainsi… Revenez !
Mais il n’entendait plus rien que les cris de son propre cœur et les clameurs d’un désespoir où se mêlait le remords. Il atteignit la voûte, sauta en voltige sur Merlin que le palefrenier y avait abrité et sortit du château comme une tempête, sans même songer à reprendre son manteau et son chapeau.
Il remonta le vallon dans la brume liquide que le ciel déversait, enlevant son cheval qui bondit avec la légèreté d’un oiseau. Il ne sentait ni la pluie ni le froid, rien que cet enfer brûlant qu’il avait dans la poitrine et qui lui donnait l’impression qu’il allait éclater comme une chaudière trop poussée. Il arracha même la perruque blanche libérant ses cheveux qui claquèrent au vent de la course folle. Il n’avait plus qu’un but, une idée fixe ; atteindre le Frêne et y abattre, comme bêtes puantes, les bourreaux de Judith.
Il piqua à travers la forêt de bois en sommeil, franchit des rochers, des ruisseaux, des ravins. Avant de quitter Ploermel, ce matin, Le Coz lui avait soigneusement expliqué la route qui menait chez Saint-Mélaine.
— C’est beaucoup plus près de Trecesson que d’ici, lui avait-il dit. Cherchez un village qui s’appelle Néant !…
Le mot lui avait arraché une grimace. Maintenant il lui trouvait une saveur presque douce. Le Néant c’était là qu’il voulait envoyer les assassins mais si lui-même tombait dans le combat, si la mort le prenait dans cette maison qui avait vu l’enfance de Judith, avec quelle joie il accompagnerait au néant les deux Saint-Mélaine ne fût-ce que pour réclamer de Dieu leur damnation. Depuis le récit de Guégan, la vie avait perdu tout son prix. À quoi pouvait lui servir un vieux nom, un titre, un grade, la gloire et la fortune s’ils n’étaient destinés qu’à meubler sa solitude ?
À la corne d’un étang, il rencontra deux hommes qui coupaient des roseaux, retint à pleins poings Merlin qui eut un hennissement de protestation et se cabra.
— Le chemin de Néant ? cria-t-il.
— Tout… tout droit jusqu’à la prochaine fourche. Et là, à main droite !
Il se fouilla, jeta une piécette au petit bonheur et repartit comme l’ouragan tandis que l’homme ôtait son bonnet de laine bleue et se signait, persuadé qu’il était d’avoir rencontré le Chasseur Maudit en route vers les abîmes de l’Érèbe. Mais il n’en chercha pas moins la pièce qui était tombée dans l’herbe…
Après le village où il sema la panique dans un groupe de femmes en mantes noires sortant de l’église, il reconnut sans peine les repères que lui avait indiqués Le Coz, et quitta la route de Dinan pour un chemin creux ravagé d’ornières qui l’obligea bientôt à ralentir considérablement son allure sous peine de voir Merlin s’y abattre, les jambes brisées. D’ailleurs, le repaire n’était plus loin. Il fallait à présent reconnaître les lieux et ne pas se faire piéger bêtement par les défenses dont les deux gredins avaient dû protéger leur tanière. Il l’aperçut bientôt par un trou de la haie…
C’était une lourde maison de pierre couleur lie-de-vin adossée à un bois noir. De belles lucarnes et un grand escalier de pierre extérieur montant jusqu’à l’étage qui l’élevait au-dessus des bâtiments de fermes dont elle s’entourait lui donnaient quelque noblesse. Aucune lumière ne brillait aux étroites fenêtres dont les vitres, grises de poussière sans doute, n’avaient pas un éclat, mais un filet de fumée couronnait l’une des cheminées. Sur la droite, une grande mare brillait d’un éclat sourd de mercure au milieu d’un grand arbre qui devait être le frêne en question. De loin cela ressemblait davantage à une grosse ferme qu’à un manoir. La pluie avait cessé. Gilles leva la tête et regarda le ciel. Il était d’un gris pâle, uni et triste mais sans nuages visibles. La nuit était encore loin ! Puis son regard revint vers le bois qui protégeait les arrières de la maison. Peut-être vaudrait-il mieux faire un détour et arriver par là afin de bénéficier d’un effet de surprise ?
Il n’eut pas le temps de se poser longtemps la question. Le claquement rapide d’une paire de sabots se fit entendre et une femme couverte de la tête aux pieds dans une grande mante à capuchon apparut au tournant du chemin creux, sautant les flaques d’eau avec la légèreté d’une bergeronnette. En apercevant le cheval et le cavalier, elle s’arrêta un instant puis, sans se presser, vint vers eux en balançant ses hanches.
Quand elle leva la tête, son visage s’encadra dans l’ellipse noire du capuchon. Un visage large et osseux, au front plat sous des cheveux d’un blond presque blanc. La bouche charnue était rouge comme une blessure fraîche et la fille eût été belle si l’un de ses yeux, tuméfié et bleui n’eût été à demi fermé. Elle toisa Gilles avec insolence.
— Je ne t’ai encore jamais vu, toi ? Tu es de leurs amis ?
— Est-ce que j’en ai l’air ?
— N…on. Non, tu n’en as pas tellement l’air. Alors tu ferais mieux de t’en aller. On n’aime pas les inconnus par ici.
— Je n’ai que faire de tes conseils ! Réponds seulement à une question : les deux frères sont-ils là ?…
La fille haussa les épaules avec un ricanement et voulut poursuivre son chemin. Mais Gilles avait déjà sauté à terre et l’attrapait par sa mante, si brutalement qu’elle poussa un cri de frayeur et faillit tomber mais il l’avait saisie par le bras d’une main ferme.
— Je t’ai posé une question, tâche d’y répondre ! Je ne suis pas patient.
— Tu me fais mal, gémit-elle. Et puis ?… ne me regarde pas comme si tu voulais me fouiller le cœur. Tu as des yeux plus froids qu’une dague… Laisse-moi aller mon chemin. J’ai assez vu cette maison et ceux qui sont dedans.
— Alors ils sont là ? Réponds ! Je ne te lâcherai pas avant.
— Qu’est-ce que tu leur veux ?
— Je pourrais te dire que ça ne te regarde pas mais comme tu n’as pas l’air de les aimer beaucoup, je veux bien te renseigner : je viens les tuer, tous les deux ! Et si tu me dis ce que tu sais, je te donnerai une pièce d’argent.
L’œil intact de la fille, qui était d’un joli vert, étincela d’une joie sauvage.
— Dis-tu vrai ? Tu veux les tuer ?
— Sur mon honneur !
— Alors viens ! Non seulement je vais te répondre, mais encore je vais t’aider ! Je sais comment entrer dans la maison sans passer par la cour où trois hommes veillent continuellement. Il y a aussi un chenil avec des bêtes à te mettre en pièces. Garde ton cheval en bride : je te montrerai où le cacher sans quoi ils te tueront rien que pour pouvoir te le voler.
Il voulut lui mettre une pièce dans la main, mais elle le repoussa.
— Garde ton argent, beau cavalier ! Il y a trop longtemps que je rêve de les voir morts ces deux sacs de pourriture ! Regarde, ajouta-t-elle, désignant son œil. Qui crois-tu qui m’a fait ça ?
— L’un d’eux ?