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— Oui ! Ce cochon de Tudal, l’aîné. Il y a deux ans que je suis sa maîtresse. Sa maîtresse ! ajouta-t-elle avec amertume, je devrais dire son chien, son esclave. Quand il a envie d’une autre fille, il me chasse en me tapant dessus. Tiens, regarde encore ça.

Et, relevant sa manche, elle montra son bras curieusement déformé par une fracture mal réparée.

— Dans ce cas, pourquoi reviens-tu ? Deux ans… c’est long.

— Je ne reviens pas ! C’est lui qui m’envoie chercher. Quand il n’a rien d’autre à se mettre sous la dent, il aime mon corps ! Et malheur à moi si je n’obéis pas ou si je le fais seulement attendre. J’ai une mère impotente au village : il menace de la tuer si je ne viens pas. Quelquefois, il me laisse tranquille un mois ou deux, ça dépend de la fille pour qui il a du goût sur le moment. Cette fois, c’est une gamine qui n’a pas quinze ans qu’on lui a menée hier comme une vache au taureau. Je ne sais pas où il l’a trouvée. Mais tais-toi, nous arrivons…

En coupant à travers champs sans quitter pourtant l’abri des haies, elle lui fit contourner la propriété, passer au-delà de la mare au frêne, gagner l’abri du bois en franchissant un passage entre deux buissons de houx. Les murs rougeâtres de la maison apparurent tout proches.

— Tu vas laisser ton cheval ici. Personne ne le verra et je vais te faire entrer par la porte du cellier, chuchota la fille. Au fait, j’ai oublié de te dire : Tudal seul est au logis. Tu n’auras pas beaucoup de peine à le tuer : il a une crise de goutte qui le fait hurler dès qu’il met le pied par terre mais ça ne l’empêche pas de lutiner la fille et de boire comme une éponge.

Gilles fronça les sourcils.

— Et Morvan ? Où est-il ? Le compte que j’ai à régler les concerne tous deux.

— Il est parti ce matin avec deux hommes. Je ne sais pas où mais sûrement pour quelque mauvais coup. Tout ce que je peux te dire c’est qu’il reviendra ce soir. Tu n’auras qu’à l’attendre.

Gilles attacha Merlin à un arbre, prit ses pistolets dans ses fontes, les passa dans sa ceinture, mit une poire à poudre et des balles dans sa poche et s’assura que son épée jouait bien dans son fourreau.

— Au fait… comment t’appelles-tu ?

— Ma mère me dit Corentine, murmura-t-elle, mais les autres m’appellent…

— Je ne veux pas le savoir… Demain, tu pourras redevenir Corentine pour tout le monde. Allons maintenant !

Il avait failli l’interroger au sujet de Judith mais une pudeur l’avait retenu : la forme terrifiée de la petite mariée de Trecesson ne pouvait se dresser entre lui et cette malheureuse dont la pureté n’était plus qu’un lointain souvenir. Plus tard, peut-être, quand le sang des Saint-Mélaine aurait lavé leur bauge…

Guidé par Corentine, il franchit de nouveau les barrières de houx, se glissa vers une porte très basse qui s’ouvrait au fond d’une sorte de fossé à sec dans lequel tous deux se laissèrent glisser. La fille ouvrit cette porte avec assez de précautions pour qu’elle ne grinçât pas. Une horrible odeur de vin ranci et de fruits pourris leur sauta aux narines et ils se retrouvèrent dans un cellier qui, en dehors de deux barriques de taille respectable, semblait contenir plus de bouteilles cassées que de flacons pleins. Deux rats s’enfuirent en criant à leur approche.

Sans mot dire, Corentine désigna quelques marches de pierre qui remontaient vers une autre porte et se dirigea de ce côté-là en évitant le verre brisé qui eût crié sous ses pas. Arrivée en haut, elle s’arrêta :

— Ça débouche dans le fond du couloir. En face, il y a une porte qui donne sur la salle commune : Tudal est là…

— Seul ?

— Sûrement. Quand il est avec une fille, il n’aime pas partager ses plaisirs et il ne l’a que depuis cette nuit.

Comme pour lui apporter un démenti, la musique aigre d’un biniou éclata soudain, si proche que Corentine sursauta. Sa main s’agrippa nerveusement au bras de Gilles et le fit redescendre précipitamment dans la cave.

— Non ! Je me trompe ! Yann-Tête-de-Buis est là aussi. C’est lui qui joue.

— Qui est celui-là ?

— Leur âme damnée à tous les deux. On l’appelle comme ça parce qu’il est chauve. C’est lui qui recrute les hommes, qui racole les filles et qui vole tout le monde. Mais aucune sale besogne ne le rebute. Il sert à tout.

— De cocher aussi ?

Les yeux de la fille s’effarèrent.

— Oui… et il y a pas longtemps ! Comment sais-tu ça ?

— Comme je sais pas mal d’autres choses. On ne vient pas abattre des hommes sans raison, tu sais ! Quand as-tu vu Yann conduire la voiture ?

— À la Noël passée, les frères sont revenus en pleine nuit avec un carrosse qu’ils avaient dû voler quelque part. C’était Yann qui le menait.

— Et ce carrosse, où l’ont-ils mis ? Dans une remise sans doute ?

— Non. Et c’est ça le plus bizarre : ils l’ont brûlé ! Il n’en reste que les cercles de fer des roues.

Alors Gilles ne retint pas plus longtemps la question qui lui brûlait les lèvres.

— Dis-moi, avant cette nuit-là, as-tu vu revenir ici leur sœur ?

La surprise qui se peignit sur le visage de Corentine fut totale et sincère.

— Leur sœur ?… Mon Dieu non ! je sais bien qu’ils en ont une parce que, dans le pays, on la voyait souvent avant la mort de la baronne et le départ du vieux baron. Même que c’était une bien jolie petite fille… et un vrai chat sauvage, mais il y a longtemps qu’elle est partie. Paraît qu’elle est nonne quelque part.

Gilles ne perdit pas de temps à se demander ce que les Saint-Mélaine avaient fait de leur sœur entre le couvent d’Hennebont et la fosse de Trecesson. À ces questions-là Tudal allait fournir les réponses, de gré ou de force ! Là-haut, le biniou jouait toujours accompagné d’un claquement rythmé des sabots. Corentine eut un petit rire méprisant.

— Tudal doit faire danser la fille. Il adore ça.

— Eh bien, nous allons donc troubler une fête…

Saisissant ses deux pistolets, Gilles escalada les marches, ouvrit la porte qui cria, traversa le couloir et, apercevant en face de lui une autre porte, l’enfonça d’un coup de pied, découvrant le paysage insolite d’une vaste salle basse aux volets clos, éclairée par des chandelles et le feu de la cheminée.

Là, assis dans un fauteuil auprès d’une table chargée de restes de mangeaille et de bouteilles vides, son pied couvert d’un gros pansement sale posé sur un tabouret rembourré d’un oreiller, Tudal de Saint-Mélaine tapait dans ses mains pour scander la danse d’une fillette qui évoluait devant les flammes de la cheminée, vêtue seulement d’une coiffe de lin et d’une paire de sabots. Dans un coin, le reflet du feu faisait luire le crâne du musicien.

L’entrée du chevalier figea momentanément les trois personnages dans la position où ils se trouvaient. Le biniou émit un son déchirant, la fille resta une jambe levée comme si elle craignait, en reposant son pied, de faire partir les pistolets braqués. Quant à Saint-Mélaine il demeura les mains écartées tandis que sa mâchoire inférieure tombait, à la manière d’une mécanique dont le ressort vient de céder. Mais il récupéra très vite, fronça les sourcils tandis que sa figure, à peu près de la même couleur que ses cheveux, virait au pourpre sombre.

— Qui êtes-vous ? aboya-t-il. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Causer !… et après, tu verras bien.

— Drôle de manière de venir causer, la gueule des pistolets en avant.

— Très juste ! Je me suis mal exprimé. J’aurais dû dire interroger… t’interroger, Tudal de Saint-Mélaine, au sujet de la mort de ta sœur que tu as ignoblement assassinée.