Выбрать главу

Derrière lui, Gilles entendit le petit hoquet de stupeur de Corentine, un hoquet qui se changea en hurlement.

— Attention !…

Du coin où se tenait Yann-Tête-de-Buis, un couteau lancé d’une main sûre jaillit, sifflant comme une vipère. D’un mouvement de tête involontaire, Gilles l’évita mais il lui érafla la joue au passage. Sa réaction fut immédiate : l’un des pistolets cracha et l’homme au biniou se plia en deux tandis qu’un flot de sang jaillissait de sa bouche.

— Un ! remarqua Gilles froidement.

De ses gros yeux mornes, Tudal avait regardé mourir son lieutenant avec une sorte d’hébétude, due sans doute à l’alcool qu’il avait ingurgité. Mais soudain, fou de rage, il se pencha vers la table pour saisir le pistolet dont la crosse dépassait. Corentine fut plus rapide que lui. Glissant comme un serpent entre la table et le fauteuil elle saisit l’arme et disparut sous l’épaisse planche de chêne.

Tudal jura comme un forcené. Ainsi désarmé, il avait l’air, au fond de son fauteuil, d’un sanglier acculé.

— Putain ! Ordure ! Tu me paieras ça, ma fille ! Ta mère en crèvera !

— Tu n’auras pas le temps ! fit Gilles froidement. Corentine, ferme-moi ces portes et barricade-les bien afin que les fidèles sujets de ce gros porc ne viennent pas à son secours. Quant à toi, la danseuse en sabots, tu peux te rhabiller ! Tu es trop jeune pour ce genre d’exhibition. Au fait, pourquoi pleures-tu ?

— J’ai… j’ai froid ! Et j’ai faim aussi ! Il n’a… rien voulu me donner depuis hier.

— Justement ! remets tes habits et mange ! Il doit bien rester quelque chose là-dessus.

Tandis que Corentine, avec une force insoupçonnée, tirait un bahut devant l’une des portes et poussait les gros verrous de celle donnant sur la cour, Tudal la regardait d’un œil mauvais. Mais le choc qu’il venait d’éprouver l’avait dégrisé et il ricana.

— Vous pouvez toujours vous barricader. Faudra pouvoir sortir d’ici tout à l’heure ! J’ai trois hommes encore dehors et des chiens et mon frère qui va revenir avec d’autres.

— On s’occupera de lui après. À nous deux, maintenant. Je t’ai dit que j’avais des questions à te poser.

— À quel titre ? Je ne te connais pas ! Qui es-tu ?

— Mon nom est Gilles de Tournemine, seigneur de la Hunaudaye ! Quant à la raison qui m’amène : J’aimais Judith… et elle m’aimait !

Des coups violents frappés à la porte lui coupèrent la parole. Les valets de Saint-Mélaine venaient au secours de leur maître. Le coup de pistolet avait dû les attirer.

— Moins de bruit, vous autres ! cria Gilles en breton. Je tiens votre maître au bout de mon pistolet. Si vous ne vous tenez pas tranquilles, je l’abats tout de suite.

Le bruit cessa instantanément. On n’entendit plus que le crépitement du feu et les mâchoires de la gamine qui lapait un reste de salmis à même le plat.

— Jamais entendu parler de toi ! grogna Tudal. D’où sors-tu ?

— D’Amérique où j’ai pu voir comment se comportait ton frère ! Mais après tout ça ne te regarde pas. C’est moi qui pose les questions.

— Ça va ! Pose toujours, si ça t’amuse mais quelque chose me dit que moi ça ne m’amusera pas de répondre.

— Nous verrons bien. Tu as obligé Mme de La Bourdonnaye à te rendre Judith sous prétexte de la marier avec un vieux bonhomme très riche. Alors explique-moi un peu comment il se fait qu’au soir de ses noces, tu aies jugé bon de l’assassiner ?… Assassiner ? le mot ne suffit même pas pour décrire l’horreur de ton forfait ; car tu l’as enterrée vivante, n’est-ce pas, toute vivante au fond de la terre noire, avec sa robe de mariée pour linceul. Je veux savoir pourquoi.

Le rouquin se mit à rire, découvrant une dentition qui eût été belle sans les ravages de la carie. Sous ses sourcils rouges, ses yeux couleur de granit brillaient d’une joie mauvaise.

— Alors tu t’imagines qu’on peut s’amener comme ça chez les gens, tirer des coups de pistolet de tous les côtés et après ça jouer les redresseurs de torts, les juges…

— Et même les bourreaux ! Tu parles ?

— Va te faire…

— Parfait !

Remettant calmement à sa ceinture le pistolet qui n’avait pas encore servi, Gilles tendit l’autre à Corentine avec le sac de balles et la poire à poudre.

— Tu sais charger ?

— Bien sûr ! Donne…

Les mains libérées, le jeune homme alla vers le manteau de la cheminée, en décrocha un long fouet de charretier qu’il avait remarqué en entrant, le soupesa, referma solidement son poing dessus et, rapide comme l’éclair, frappa… Le sifflement de la lanière précéda d’une demi-seconde un hurlement d’agonie. Avec une précision diabolique, la mèche s’était enroulée autour de la jambe malade de Tudal que Gilles d’une traction violente venait d’arracher de son siège et jeter à terre. Le gros garçon y resta étalé ! couvert de sueur, beuglant comme un taureau malade. Il essaya de se redresser mais la douleur irradiait tout son corps. Gilles d’ailleurs était déjà sur lui, le retournait comme une crêpe non sans le faire hurler davantage et le maintenait sous son genou appuyé au creux des reins.

— Trouve-moi une corde, ordonna-t-il à Corentine dont l’œil valide suivait la scène avec délectation.

Elle se précipita vers un coffre d’où elle en sortit tout un assortiment. En un clin d’œil les mains de Tudal furent attachées derrière son dos. Le nez à terre, il bavait et fulminait, à moitié fou de rage et de douleur.

— Tu ne sortiras pas vivant d’ici, bandit ! braillait-il. Mon frère te fera ton affaire…

— Ton frère ne me fait pas peur. J’ai déjà eu l’occasion de le corriger et il aura son tour. Maintenant tu parles sinon, ton pied, je le traîne dans le feu !…

Et comme Tudal continuait à déverser un flot d’injures, Gilles se mit en devoir de traîner son corps massif assez près de la cheminée pour qu’il pût en sentir la chaleur. Au-dehors, cependant, des coups assourdis se faisaient entendre.

— Prends garde ! souffla Corentine. Les hommes profitent de ses cris pour attaquer les volets.

— Si le pistolet que tu lui as pris est chargé, tire sur le premier qui se montrera. Quant à toi, Tudal, dépêche-toi de parler, sinon je te jette dans le feu tout entier et tout de suite.

— Ça va !… Je vais te dire ce qui s’est passé. Après tout je n’ai pas de raison de le cacher. J’avais tous les droits sur cette garce qui nous a roulés. J’ai fait justice. On lui avait trouvé un parti superbe, un homme très riche qui l’avait vue un jour au parloir du couvent où il avait une cousine.

— Vauferrier, je sais ! Après !

— Il en est tombé amoureux fou. Il la voulait à tout prix et il offrait une fortune pour l’épouser. Alors nous sommes allés la chercher pour la conduire chez lui. Il possède un grand château du côté de Malestroit. C’est là que la noce devait avoir lieu et c’est là, bien sûr, qu’on a conduit la fiancée. Vauferrier l’a reçue comme une reine. Il avait commandé pour elle des toilettes, des bijoux… une fortune qu’il a jetée à ses pieds et qui ne lui a arraché qu’un regard de mépris. Elle disait qu’elle ne voulait pas l’épouser, que rien ni personne ne pourrait l’y contraindre, l’idiote…

— Si tu l’insultes encore une fois, je m’occupe de ton pied, gronda Gilles.

— Va au Diable !… Je voulais la traîner tout de suite à l’autel mais cet imbécile de Vauferrier se prend encore pour un Adonis. Il a voulu qu’on la prenne par la douceur. Il disait qu’elle finirait par s’amadouer, qu’il en avait amené de plus difficiles à composer, qu’il fallait lui laisser un peu de temps et on l’a installée dans le plus bel appartement du château sous la garde d’une gouvernante et d’une armée de valets… Mais elle est aussi rusée qu’une renarde. Elle a feint de se laisser gagner pour que la garde se relâche et, un matin où elle était allée avec la gouvernante entendre la messe dans un petit ermitage au fond du parc, elle a assommé la bonne femme avec une branche d’arbre et elle s’est enfuie…