Elle était rose et dorée, avec une peau aussi douce qu’un pétale de fleur. Son corps gracieux était svelte, racé comme celui d’un pur-sang avec une taille incroyablement fine qui se creusait au-dessus du doux renflement des hanches minces et du ventre ombré d’or. Les seins étaient encore menus mais d’une forme exquise et délicatement couronnés de rose. Seule note un peu discordante dans ce joli poème, les bras et les longues jambes étaient, jusqu’aux coudes et jusqu’aux genoux, d’une nuance nettement plus foncée que le reste du corps, comme s’ils avaient été longuement exposés au soleil.
« Une fille de pêcheur, sans doute… » pensa Gilles mais sans arriver à y croire vraiment. D’abord, il connaissait toutes les familles de pêcheurs et la mignonne nymphe des eaux lui était inconnue. En outre, la forme des mains et des pieds, le long cou mince, le petit nez délicat relié à la courte lèvre supérieure par un léger vallon, la grâce inconsciente de la pose, tout cela s’inscrivait en faux contre ce diagnostic hâtif. Cette jeune fille n’avait jamais subi la rude vie des filles de la côte. Elle était d’une autre essence.
Brusquement, elle ouvrit les yeux, de très grands yeux sombres pailletés d’or sur la couleur desquels Gilles n’eut guère le temps de s’interroger car presque instantanément, il reçut une si vigoureuse paire de gifles que, d’agenouillé qu’il était, il se retrouva assis dans l’herbe tandis que la rescapée, hurlant comme une possédée, se jetait sur lui toutes griffes dehors dans l’intention évidente de lui crever les yeux.
Un instant, ils luttèrent sans qu’il parvînt à placer seulement une parole tant la jeune furie mettait d’ardeur dans son attaque et ses injures. Finalement, il parvint à la maîtriser en la plaquant à terre, les poignets solidement maintenus derrière son dos. Réduite à l’impuissance mais non à la résignation, elle lui cracha au visage comme une chatte furieuse en dardant sur lui un regard si fulgurant qu’il touchait à la folie.
— Espèce de sale croquant ! hurla-t-elle, si tu ne me lâches pas tout de suite, je te ferai arracher la peau du dos et je la jetterai aux chiens !
Le visage juvénile était tellement déformé par la colère qu’il n’était plus dangereux du tout. Par contre, il avait beaucoup gagné en comique et Gilles, sans lâcher prise, se mit à rire.
— Vous avez une curieuse façon de remercier quand on vous sauve la vie, Mademoiselle !
Le calme de sa voix, ses inflexions élégantes frappèrent la jeune furie. Elle cessa de cracher mais fronçant les sourcils observa son sauveur à travers ses paupières mi-closes.
— Où avez-vous pris que ma vie était en danger ? s’écria-t-elle abandonnant d’instinct le tutoiement. N’a-t-on plus le droit de prendre un bain sans qu’un énergumène se jette sur vous, vous assomme et vous traîne sur la première rive venue ?
— Un bain ? Dans l’estuaire ? Avec les courants qu’il y a et à marée descendante ? C’est de la folie pure. Vous ne nagiez même pas.
— Non ! Je me laissais porter. C’est tellement agréable ! C’est même merveilleux. Malheureusement, cela vous mène droit dans l’autre monde. En tout cas, n’importe qui, à ma place, aurait agi comme je l’ai fait. Où sont vos vêtements ?
Elle eut un rire trop nerveux pour ne pas traduire la colère.
— Où voulez-vous qu’ils soient ? Dans la barque, voyons ! Vous n’avez plus qu’à courir après…
Il se redressa, fouillant des yeux le crépuscule. La barque était déjà loin. Prise par un courant plus rapide, elle était à peine visible et, dans un instant, elle atteindrait la mer.
— C’est impossible, murmura-t-il tandis que son regard, comme attiré par un aimant, revenait se poser sur le corps que la jeune fille ne semblait nullement songer à dissimuler.
Au contraire, elle s’étira dans l’herbe avec un bâillement qui découvrit l’intérieur rose de sa bouche et ses petites dents blanches.
— Eh bien, voilà ! soupira-t-elle avec un sourire tellement acide que Gilles la soupçonna de prendre secrètement plaisir à la situation. Il ne me reste plus qu’à rentrer au château dans cette tenue sommaire ! Je me demande ce que l’on en dira.
— Au château ?
Elle désigna du menton les grands toits bleus que l’on apercevait au-dessus des arbres.
— Celui-là ! Le château de Locguenolé bien sûr ! J’y séjourne chez mes cousins Perrien mais comme ils sont un peu à cheval sur les principes, il ne nous reste plus qu’une solution : vous allez me donner vos vêtements.
Il ne l’écoutait pas. Son regard, fasciné, suivait chacun des mouvements souples de cette chair dévoilée. Quelque chose d’inconnu et de terrible s’éveillait en lui balayant toutes les idées reçues. Le sang battait dans sa gorge, à ses tempes, brouillant sa vision, annihilant sa volonté et sa raison. L’impression que ce corps appartenait au sien depuis toujours, qu’il lui fallait le rejoindre, se souder à lui pour qu’il ne s’écartât plus jamais… C’était un besoin presque douloureux, comme la faim ou la soif. Tout son être se tendait, avide de saisir, d’étreindre, de soumettre.
Un changement subit dans l’expression de son visage alerta la jeune fille. Son sourire s’effaça et, soudainement, d’un mouvement souple et rapide, elle se releva, battit en retraite vers un buisson derrière lequel elle se cacha. Gilles ne vit plus qu’une fusée de genêts au-dessus de laquelle émergeait un jeune visage courroucé sous la masse rougeoyante des cheveux en désordre.
— Eh bien ? N’avez-vous pas entendu, fit-elle aigrement. Je vous ai dit de me donner vos vêtements ?
Il retomba sur terre si rudement que le choc lui arracha une grimace comme si réellement sa peau venait de s’écorcher.
— Mes vêtements ? Et je rentrerai comment ?
— Voilà qui m’est égal. L’important est que moi je ne reparaisse pas toute nue au château. Allons, vite !… Et ne me dites pas qu’ils sont mouillés, cela n’a aucune importance ! Si vous ne vous exécutez pas, je crierai si fort que l’on m’entendra ! Je dirai que vous m’avez attaquée, malmenée… et si l’on ne vous pend pas, au moins on vous bastonnera !
Il haussa les épaules, indifférent à la menace mais n’hésita cependant pas une seconde de plus. Elle avait raison en disant qu’il lui était impossible de rentrer nue au château. La comtesse de Perrien, propriétaire de Locguenolé que l’on disait austère serait capable d’en avoir une attaque. Lui-même attendrait la nuit noire pour rentrer à Kervignac sans ameuter les foules et tout serait dit.
Rapidement, il ôta sa chemise et sa culotte de toile trempées, les jeta par-dessus les genêts, ne gardant autour des hanches qu’un étroit caleçon de lin. Il tournait le dos, beaucoup plus gêné que ne l’avait été la jeune fille tout à l’heure. Ne lui serinait-on pas, au collège, que la nudité était, de toute façon, une honte insoutenable ? Il avait envie de s’enfuir mais quelque chose de plus fort que lui le retenait, Soudain, une voix paisible lui parvint.
— Ce n’est pas la peine d’avoir honte, disait-elle. Vous êtes très beau ! C’est seulement quand on est laid qu’il faut se cacher.
Alors, il se retourna, la regarda et se mit à rire avec un profond sentiment de soulagement. Vêtue de ses habits, beaucoup trop grands, elle était ridicule et charmante. Mais elle ne riait pas. Perplexe, elle le considérait gravement, comme s’il représentait pour elle un problème difficile à résoudre.