Comprenant alors qu’il allait falloir compter avec les ragots et la calomnie, que Marie-Jeanne et son bébé ne seraient peut-être pas longtemps en sûreté sur ses terres, Mme de Talhouët avait entrepris de leur chercher un refuge. Justement son fils cadet, l’abbé Vincent qui avait tenu à être parrain de l’enfant et qui avait été renvoyé dans ses foyers après la dispersion des Jésuites, venait d’être nommé recteur de la ville d’Hennebont, voisine. Ce fut lui qui se chargea de la mère et de l’enfant. En compagnie de Rozenn, qui s’était passionnément attachée au bébé, ils partirent pour Hennebont et s’installèrent dans une petite maison près des remparts.
Mais Marie-Jeanne aspirait à plus de silence et de solitude encore. Au fond de ce cœur muet, le regret du cloître était plus vivace que jamais. Les bruits de la ville et du port lui faisaient horreur. Aussi, avec le petit héritage qu’elle avait eu de son père, acheta-t-elle près de Kervignac, un village de la lande, une maison et un jardin abrités derrière d’épais buissons d’ajoncs et d’épine noire. Puis, elle s’y enferma, avec Rozenn et le bébé pour y mener une vie d’austérité dans laquelle la prière tenait la plus grande place.
Auprès de cette mère indifférente qu’il n’avait jamais vue sourire, le petit garçon grandit en solitaire. Il apprit à jouer sans bruit pour ne pas gêner les méditations de la nonne manquée. Dans les rares occasions où elle lui adressait la parole, c’était pour lui parler de Dieu, de la Vierge et des saints, pour lui apprendre des prières et tenter de lui inspirer le dégoût de la terre. Et, pour mieux l’en convaincre, elle lui apprit, très tôt, qu’il n’était pas un enfant comme les autres mais une sorte de réprouvé qui ne trouverait le salut et la paix du cœur qu’au sein de l’Église.
— Les gens du siècle te repousseront comme un objet d’horreur, disait-elle. Dieu seul t’ouvrira les bras…
Malgré les remontrances de l’abbé de Talhouët, malgré les larmes de Rozenn qui ne pouvait supporter de voir souffrir « son petiot » Marie-Jeanne Goëlo, semaine après semaine, mois après mois, année après année, tenta d’implanter dans la tête de son fils l’idée qu’il ne pourrait être dans la vie que prêtre ou maudit. À moins qu’il ne choisît les voies du démon qui n’avaient d’autre aboutissement que l’échafaud…
Elle ne réussit qu’à moitié. L’enfant avait des yeux pour voir et ce monde qu’on lui disait mauvais, dangereux, pourri, il ne parvenait pas à le trouver repoussant. Il y avait toute la beauté de la campagne au printemps, il y avait la mer, le vent, les nuits étoilées, l’odeur de la terre sous le soleil, le chant des oiseaux, les arbres et tous les animaux qui peuplaient son univers enfantin de petit paysan. Il y avait les chevaux, ces bêtes immenses et superbes qu’il adorait d’instinct comme des créatures fabuleuses. Il y avait aussi les chansons de Rozenn et l’infinité des contes merveilleux de la vieille Bretagne dont elle semblait posséder une réserve inépuisable.
On lui avait tant dit qu’il n’était pas un enfant comme les autres, qu’il en chercha la raison, apprit que cela tenait à ce qu’il n’avait pas de père. Alors, il voulut en savoir plus, harcela Rozenn de questions auxquelles la pauvre femme était bien incapable de répondre.
— C’était un seigneur, avoua-t-elle un jour, mais je ne sais pas son nom parce que ta mère n’a jamais voulu le dire…
Avec les années, l’image de ce père dont Rozenn ne lui parlait qu’avec tant de réticences, se mit à hanter l’imagination de Gilles et y prit peu à peu des couleurs brillantes. Peut-être parce que sa mère lui refusait l’amour dont, comme tous les enfants, il avait un besoin vital, il s’attacha davantage à l’absent, refusant de voir en lui un séducteur sans scrupules pour le parer de tout le rayonnement d’un coureur de grande aventure et d’un homme épris de liberté.
Et ainsi à mesure que grandissait en lui la silhouette de ce père sans visage, se développait un besoin encore aveugle de le rejoindre d’une manière ou d’une autre, par-delà le temps et l’espace, de s’identifier à lui en quelque sorte. Alors, il cessa d’interroger Rozenn, qui n’avait d’ailleurs plus rien à lui apprendre, par crainte obscure d’un trait qui pût abîmer son héros intime. Et il ne répondit plus rien quand, par hasard, sa mère évoquait le temps où il pourrait commencer ses études en théologie.
Être prêtre ? Il ne l’avait jamais réellement souhaité mais ce soir, en courant à travers la lande piquée de grandes pierres levées comme les sentinelles de pierre d’un royaume mystérieux, il rejeta pour toujours cette idée qui ne lui appartenait pas. Comment offrir librement à Dieu un cœur envahi par l’image impudique d’une petite sirène aux cheveux couleur de feu ?
Quand il atteignit enfin sa maison, tapie comme un gros chat au creux d’un vallonnement court entouré d’épines blanches, de ronces et de genêts, il hésita un instant, pris d’inquiétude à l’idée de se retrouver en face de sa mère dans la tenue sommaire qui était la sienne. À imaginer le regard glacé dont elle couvrirait sa nudité, il sentit un frisson lui courir le long de l’échine.
Prudemment, il s’approcha de la petite fenêtre basse qui s’ouvrait comme un gros œil dans la nuit, espérant que Marie-Jeanne serait déjà retirée dans sa chambre, à ses dévotions, étant donné l’heure tardive. En effet, elle ne s’occupait jamais de ce qu’il faisait durant ses vacances et soupait à son heure, sans l’attendre car parfois Gilles passait la nuit en mer, à pêcher avec les fils du pilote Le Mang, les seuls amis qu’il eût jamais au village.
Collant le nez à la vitre, il vit qu’en effet la salle était vide. Un seul couvert était disposé sur la longue table de chêne ciré et Rozenn, assise sur un banc près de l’âtre, disait son chapelet en somnolant vaguement comme elle en avait l’habitude, piquant parfois du nez sur sa poitrine.
Il sourit à cette image rassurante, ouvrit la porte tout doucement et se glissa dans la salle sans faire plus de bruit qu’un chat. En trois sauts, il atteignit le grand coffre-banc qui régnait le long de la paroi sculptée où se cachaient les lits-clos, en ouvrit un compartiment, tira une chemise de grosse toile semblable à celle qu’il avait abandonnée, une culotte assortie et les revêtit.
Puis, regagnant la porte, il ressortit pour effectuer aussitôt une nouvelle entrée, infiniment plus bruyante que la première.
— Je suis en retard, s’écria-t-il, mais il faisait si beau au bord de la rivière que je n’ai pas vu passer le temps. Pardonne-moi !
Rozenn sursauta, relevant sur le jeune homme un regard bleu, effaré sous l’accent circonflexe de mousseline accroché à son chignon gris et qui lui tenait lieu de coiffe, à la mode des femmes d’Auray.
— Ah ! c’est toi ! fit-elle en se levant avec effort. Je crois que je me suis un peu assoupie.
— Assoupie ? Je crois, moi que tu dormais profondément. Pourquoi n’es-tu pas couchée ? Je suis assez grand pour me servir tout seul, tu sais ?
Elle hocha la tête, mécontente qu’il remît sur le tapis ce vieux sujet de querelle entre eux deux.
— Cela ne se fait pas ! Combien de fois faudra-t-il te dire que tu es d’un sang dont les hommes, jamais, ne se sont servis eux-mêmes ? Assieds-toi et mange !
— Où est ma mère ? Déjà couchée ?
— Non. À l’Église. Il y a Adoration Perpétuelle. Ta mère y passera la nuit.
— La nuit ? N’est-ce pas beaucoup ?
La vieille servante haussa les épaules donnant ainsi la juste mesure de ce qu’elle pensait des exercices religieux excessifs de Marie-Jeanne.
— Un de ces jours, elle demandera le poste de sacristine pour pouvoir y passer aussi ses jours. Sainte Anne bénie ! Cette femme n’est pas raisonnable.