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— Mais il n’y a pas de presse ! C’est seulement demain matin que le coche part pour Vannes. Et ta mère…

Il saisit Rozenn aux épaules, embrassa l’une après l’autre ses joues ridées, bousculant la coiffe de mousseline qui glissa en arrière.

— Dis-lui adieu pour moi ! Dis… que je lui écrirai ! Au surplus, cela lui sera égal. Je vais jusqu’à la côte. Dans trois heures la marée sera haute et je trouverai bien un bateau pour me conduire à Vannes ! Dieu te bénisse, ma Rozenn !

Elle eut peur, tout à coup de cette voix saccadée, de ce visage blême, de ces traits tirés où presque rien à cette minute ne restait de l’enfance. Et, nouant ses bras autour de lui, elle essaya de le retenir.

— Gilles ! Mon petit… C’est bien à Vannes que tu vas ? Tu le jures ?

Il eut un petit rire sec, si triste qu’elle eut envie de pleurer.

— À Vannes, oui ! Où veux-tu que j’aille ? Il faut aller au collège, continuer les études. Est-ce que je ne dois pas devenir un jour curé de campagne ? On ne se hâte jamais assez quand un destin si brillant vous attend…

Il s’arracha des bras de la vieille femme. La porte retomba sur sa fuite avec un bruit sourd. Rozenn, les jambes fauchées, alla s’asseoir sur un banc, écoutant décroître au-dehors les pas pressés de ce garçon qu’elle aimait comme son propre fils, plus, peut-être, car son amour l’avait choisi.

— Mon Dieu ! fit-elle. C’est encore plus grave que je ne pensais.

Et, toute la nuit, en entretenant le feu qui devait brûler jusqu’à ce que revienne le jour afin que les âmes pussent s’y chauffer, Rozenn demeura assise sur la pierre de l’âtre, écoutant le glas qui, lui aussi, devait sonner jusqu’au jour et priant, au fond de son cœur simple, pour que Dieu eût pitié de Gilles et ne lui rendît pas l’épreuve trop cruelle.

— Il est si jeune ! répétait-elle tout bas. Si jeune ! Il ne saura pas souffrir…

1. Sorte de ver de sable.

CHAPITRE II

L’HOMME DE NANTES

Situé dans le faubourg d’Auray, hors des murailles de Vannes, le collège Saint-Yves, jadis fondé par la Compagnie de Jésus, n’avait rien d’un lieu de délices. C’étaient, autour d’une immense cour encombrée d’herbes folles et de graviers, des bâtiments sévères et plutôt délabrés auxquels leur situation, en contrebas de la cour, valait de recueillir, les jours de pluie, toutes les eaux de ruissellement qui transformaient les classes en autant de marécages. Dans un coin, une tour carrée, le « Barbin » servait de local disciplinaire et tenait suffisamment de place pour ne pas se laisser oublier. Quant aux classes, dallées de pierres branlantes, elles étaient meublées de chaires élevées qui avaient au moins l’avantage de mettre les professeurs au sec, et de bancs de bois sur lesquels les élèves s’alignaient, leur écritoire sur les genoux. Ils y gelaient l’hiver et quand, les jours de pluie, le concierge oubliait de jeter de la paille, ils y marinaient les pieds dans l’eau.

On y apprenait le français, les mathématiques, la physique, l’histoire et la géographie à doses modestes et le latin à doses massives. La discipline y était rude, les idées étroites et sévèrement contrôlées. Pour avoir, un jour, ramassé dans la rue et glissé dans ses livres un fragment de gazette, Gilles avait subi vingt coups de « discipline » et une heure de prières à genoux sur les dalles de la chapelle.

Gilles retrouva tout cela sans joie, avec cependant un curieux sentiment de sécurité. Entre les murs lépreux de Saint-Yves résonnant des phrases ronflantes de Cicéron ou des maximes de l’Ecclésiaste, l’image provocante de Judith s’estompait dans les brumes dont s’enveloppent les personnages de légende. Elle semblait appartenir au monde mystérieux des étangs et des arbres, à ce peuple immatériel dont les formes légères hantaient la proche forêt de Paimpont, l’antique Brocéliande. Elle était une fée aperçue dans un songe, elle était Morgane, elle était Viviane… elle n’était plus tout à fait Judith et c’était autant de gagné pour la tranquillité d’esprit du garçon.

Quant aux études, on ne pouvait dire qu’il leur fût solidement attaché. Passionné d’histoire, de géographie et de sciences naturelles, il était cependant mal noté à cause de l’aversion irrémédiable qu’il portait au sacro-saint latin. À cause aussi d’un caractère à la fois téméraire et indépendant que ses maîtres ne considéraient pas sans une certaine inquiétude. En dehors de cela, il ne détestait pas les lettres. Quant aux mathématiques, il les fréquentait comme des relations utiles mais que l’on ne tient pas à voir trop souvent. En résumé, il était un élève très moyen et sur lequel les pères de Saint-Yves ne comptaient nullement pour porter au pinacle la réputation de leur collège.

Il retrouva aussi la petite chambre qu’il occupait habituellement rue Saint-Gwenael chez une vieille demoiselle, qui, moyennant une modeste rétribution, lui assurait le gîte et un couvert peu abondant 1. Ledit gîte consistait en une pièce exiguë, mal meublée, sans rideaux ni tapis mais dont la haute fenêtre et les lambris poussiéreux avaient de la noblesse. En outre, dans sa cheminée, Gilles pouvait, l’hiver, faire griller des châtaignes afin d’apaiser un appétit rarement satisfait par les soupes trop claires de sa logeuse. Et puis, il s’y sentait chez lui, bien plus que chez sa mère car il y était seul avec ses rêves et les pauvres trésors qui constituaient ses biens propres : quelques vêtements d’une simplicité déprimante, quelques objets de toilette, des coquillages et des pierres bizarres ramassés durant ses courses à travers les grèves et la campagne. Des livres aussi, ceux que ses études rendaient nécessaires, bien sûr, mais aussi deux ouvrages parfaitement scandaleux chez un futur prêtre : Le Siècle de Louis XIV de Monsieur de Voltaire et l’Émile de Jean-Jacques Rousseau dont le jeune homme faisait ses délices.

Tout cela formait un petit univers bien clos dans lequel après sa fuite de Kervignac, Gilles pensait se retrouver lui-même. Mais il s’aperçut bien vite que ce n’était plus possible car Judith s’insinuait jusque dans ses lectures : les belles captives d’Alexandre Le Grand ou la reine Cléopâtre lui devenaient étrangement semblables, coiffées de feu et pétries de chair lumineuse. Alors, il jetait le livre dans un coin, avec rage et, toute la nuit, se retournait sur son matelas de varech sans parvenir à trouver le sommeil. Vers le matin, parfois, il réussissait à s’endormir. Mais les songes que lui valait l’éveil brutal de sa virilité l’emportaient dans des abîmes insoupçonnés d’où il émergeait au réveil, haletant, inondé de sueur et le cœur cognant lourdement dans sa poitrine.

Ces malheureux rêves le laissaient plein d’angoisse et de honte. Tellement qu’aux approches de Noël, il n’osa pas les avouer à son confesseur et négligea de se présenter au tribunal de la Pénitence comme l’exigeait la règle du collège. Au jour fixé pour qu’il se soumît, avec sa classe, à cette rituelle toilette de l’âme, il resta au logis en se déclarant malade. Il ne mentait d’ailleurs qu’à moitié : la seule idée d’évoquer dans l’ombre poussiéreuse d’un confessionnal sentant le moisi et l’haleine forte d’un prêtre invisible la forme inconsciemment voluptueuse de Judith lui donnait envie de vomir… Et il se promit, si d’aventure à son retour on le contraignait à se rendre malgré tout à la chapelle, de ne rien dire de ce qui hantait ses nuits et son cœur, dût-il pour cela mentir en face de Dieu lui-même.

C’était, il le savait, un grave coup de canif donné au contrat que sa mère avait passé en son nom avec le Ciel mais il trouvait à sa révolte nouvelle une espèce de délectation amère comme un goût de revanche. L’impression de discuter avec le Seigneur d’égal à égal…