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Le lendemain de son prétendu malaise, comme il quittait, à l’heure habituelle, sa maison de la rue Saint-Gwenael pour se rendre à Saint-Yves et longeait les murs de la cathédrale dans la grisaille froide du jour levant, il rencontra l’un de ses camarades, Jean-Pierre Quérelle, qui était fils du meilleur charpentier de navires du port. Jean-Pierre bien qu’il eût ses livres sous le bras courait à toutes jambes dans une direction nettement opposée à celle du collège. Aussi Gilles, quoiqu’il fréquentât peu ses condisciples pourvus d’un père régulier, moitié par sauvagerie naturelle moitié par orgueil, ne résista pas à la curiosité et l’appela.

— Où cours-tu si vite, Jean-Pierre Quérelle ? Tu sais que tu tournes le dos à Saint Yves ? Tu as perdu ta boussole ?

— L’autre s’arrêta net.

— S’agit bien du collège ! fit-il en haussant les épaules. Tu n’as donc point entendu le canon quand les coqs ont chanté ? Paraît que le Saint-Nicolas, le vaisseau de Monsieur de Sainte-Pasane dont on était sans nouvelles depuis si longtemps, vient d’entrer dans le port. Je veux voir ça ! Viens-tu ? Il arrive des Indes occidentales…

Gilles ne se fit pas répéter l’invitation. Depuis dix-huit mois que la France et l’Angleterre étaient en guerre et s’étripaient, à grand renfort de boulets ramés et de sabres d’abordage sur une large partie de l’Atlantique, c’était chose trop rare qu’un vaisseau retour des Antilles, surtout dans le port de Vannes. La plupart des grandes pyramides de toile qui tiraient leurs bordées sur tous les océans du monde touchaient terre habituellement aux quais de L’Orient, siège de la Grande Compagnie des Indes, ou à ceux de Nantes, capitale française du trafic des esclaves noirs. Mais l’armateur Sainte-Pasane, têtu et indépendant comme un vrai descendant des anciens Vénètes, n’avait jamais vu l’utilité de faire aborder ses vaisseaux, d’où qu’ils vinssent, ailleurs qu’en face des fenêtres à petits carreaux verdâtres de ses bureaux.

Malgré le brouillard et le froid, vif pour cette contrée de Bretagne car il gelait à pierre fendre, il y avait foule sur le port. Une foule joyeuse, toute sonore du claquement des sabots, crêtée de coiffes blanches comme les vagues d’écume par gros temps.

Le Saint-Nicolas était là, énorme, ventru, installé dans les brumes de la rivière comme une poule dans son nid. Mais une poule qui aurait beaucoup souffert. Le sel avait rongé les couleurs de sa coque. Ses voiles, que des diables maigres, perchés sur les vergues, ferlaient en réalisant des prodiges d’équilibre étaient sales et rapiécées. Quant aux matelots eux-mêmes avec leurs barbes de prophètes et leurs corps vernis de crasse, ils ressemblaient plus à des sauvages qu’à d’honnêtes fils de la vieille Bretagne. Mais toute cette misère qui dénonçait la souffrance ne parvenait pas à éteindre la joie du retour triomphant, les cales pleines d’indigo, de sucre et de bois précieux qui allaient se changer en écus d’or sonnant sur l’acajou des comptoirs, en belles pièces d’argent au creux des mains calleuses et en fabuleuses histoires que l’on raconterait à la taverne de Mamm’Goz, dans la fumée des longues pipes de terre et dans l’odeur du cidre mousseux.

Perchés sur une borne où ils s’étaient hissés pour mieux dominer la foule, le cou tendu, les deux garçons regardaient tout cela sans mot dire mais avec des yeux étincelants. Ce fut Jean-Pierre qui parla le premier. Brusquement, serrant les dents, il lâcha.

— Je veux naviguer ! Quand le Saint-Nicolas reprendra la mer, je partirai avec lui.

Gilles tourna vers lui un regard surpris.

— Je croyais que ton père te faisait étudier pour devenir notaire ? On dit que, pour ça, il a économisé toute sa vie…

— Je sais ! Eh bien… il gardera ses écus dont je ne veux pas. Ce que je veux, moi, c’est la mer. Depuis que je suis né, je le vois construire de grands, de beaux navires sans jamais imaginer les soleils qui les verront passer. Moi, je verrai ces soleils-là. Au diable les notaires !

Et, pour mieux montrer le peu de cas qu’il faisait de la profession, Jean-Pierre cracha comme un chat en colère. Gilles ne répondit pas tout de suite. Un moment, il scruta le visage tavelé de son camarade, ses yeux délavés enfouis sous des sourcils touffus, sa taille courtaude mais solide et il ne put s’empêcher de sourire. Jean-Pierre était fait pour rédiger des actes solennels au fond d’un cabinet bien ciré comme lui-même pour dire la messe et confesser les vieilles filles. Et, tout à coup, il se sentit proche de ce garçon avec lequel, jusqu’à présent, il n’avait entretenu que de vagues relations. Le lien invisible, brusquement surgi entre eux, c’était l’océan qui venait de le tresser, l’océan familier et inconnu dont il rêvait depuis l’enfance comme d’un paradis tumultueux, l’océan interdit sur lequel jamais sa mère ne lui permettrait d’embarquer. Mais, en face de ce vaisseau qui apportait avec lui toutes les senteurs violentes des horizons lointains, il repoussa vigoureusement la pensée de Marie-Jeanne comme si sa seule évocation eût constitué une insulte aux glorieuses meurtrissures de ce coureur d’infini.

— Moi aussi, dit-il enfin comme si les paroles lui étaient arrachées par une force inconnue, moi aussi je prendrai la mer, un jour…

Jean-Pierre glissa vers lui un sourire en coin et haussa les épaules avec un rien de dédain.

— Toi ? Tu es encore plus mal loti que moi. Tu vas être curé.

Il s’était mis à ricaner mais Gilles darda sur lui un regard si glacé qu’il en resta pantois et devint tout rouge.

— Curé ? fit le jeune Goëlo avec une inquiétante douceur, sache mon bonhomme que je ne le serai jamais. Sache aussi que je ne veux plus que l’on m’en parle. Compris ?

— Compris ! admit l’autre. Mais… comment feras-tu ? On dit que ta mère a décidé…

— Elle a décidé, en effet. Mais moi je ne veux pas… je ne veux plus. Et ce soir même, je lui écrirai.

— Et si elle refuse de t’écouter ? Si elle exige que tu ailles au séminaire ? Tu sais qu’elle a le droit de t’y faire conduire par la maréchaussée ?

— Eh bien, je m’enfuirai…

Il y eut un silence que les deux garçons employèrent à descendre de leur borne. Aussi bien tous les matelots étaient à terre maintenant et la foule se dispersait, afin de retrouver la chaleur des maisons ou des cabarets. Un instant, Gilles et Jean-Pierre demeurèrent plantés l’un en face de l’autre, s’observant comme s’ils se rencontraient pour la première fois. Ils se sentaient timides, tout à coup, gênés comme si les années d’indifférence s’opposaient à une véritable amitié.

L’horloge d’une église voisine sonnant une demie les sauva du silence. Jean-Pierre eut un sourire embarrassé.

— Il faudrait peut-être y aller ! fit-il. On est sérieusement en retard maintenant et j’ai idée qu’on va avoir droit au « Barbin », ajouta-t-il avec une grimace comique.

Gilles lui rendit franchement son sourire.

— Il n’y a aucun doute là-dessus ! Mais tu ne crois pas que ça en valait la peine ?

Tous deux se mirent à courir pour remonter la rue en pente, moins par crainte des coups de baguette qui s’abattraient tout à l’heure sur leurs épaules et dont tous deux avaient une expérience suffisante pour n’y attacher qu’une importance relative, que pour se réchauffer.

Mais, quand le grand portail de Saint-Yves, deux fois centenaire, fut en vue, Jean-Pierre qui n’avait rien dit durant tout le trajet s’arrêta brusquement.

— Dis-moi, fit-il, tu étais sincère tout à l’heure quand tu disais vouloir t’embarquer ?