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Bien que malheureux, je n’ai rien de déshonorant à me reprocher. Je n’ai pas eu d’autre but que le service de mon Roi. C’est volontairement que j’ai été un imposteur. Je vous demande l’autorisation d’écrire une lettre ouverte à sir Henry Clinton et une autre à l’un de mes amis pour lui demander des vêtements et du linge. Je prends la liberté de vous rappeler la situation de plusieurs personnes qui, à Charleston, prisonnières sur parole, se sont engagées dans un complot contre nous. Peut-être pourrait-on les échanger contre moi. Ce n’est pas moins ma confiance dans votre générosité que ma déférence pour votre haute situation qui m’engagent à vous importuner ainsi. Je suis, etc.

En remettant cette lettre au jeune Breton, le prisonnier avait tenu à ce qu’il la lût.

— Puisque vous avez la confiance du Général, peut-être pourrez-vous, monsieur, dire ce que vous savez de cette malheureuse affaire et…

— Plaider la cause d’un honnête homme ? Comptez sur moi, Major. Je ne vous promets pas de réussir mais je ferai tout ce qu’il me sera possible pour que vous ne portiez pas le poids du crime d’un autre.

Couché sur l’encolure de son cheval lancé ventre à terre, Gilles se sentait des ailes. Il y avait longtemps qu’il n’avait éprouvé un tel contentement intime : lui et Tim avaient réussi, contre vents et marées, à barrer le chemin de la trahison, les Insurgents étaient sauvés ; en outre il allait rejoindre l’homme qu’il admirait le plus au monde. Enfin, il avait l’espoir de sauver la vie de ce jeune Anglais pris au piège de la bassesse et menacé du plus avilissant des supplices. L’idée de voir André au bout d’une corde lui était pénible. C’était à la fois un non-sens, une injustice et une faute de goût. Enfin, il se retrouvait, pour la première fois depuis longtemps, sous l’uniforme car, pour lui faciliter la route et l’approche du généralissime, Talmadge lui avait donné une tenue complète de cavalier. Un frisson de joie lui avait couru le long de l’échine en enfilant la culotte blanche, les bottes et l’habit noir à boutons dorés, que portaient tous les soldats du Congrès, du dernier engagé à Washington lui-même, et en plantant sur sa tête le tricorne à cocarde noire c’était comme si, à travers ces quelques mètres d’étoffe et de cuir, il avait reçu une sorte de baptême de cet immense pays auquel chaque instant l’attachait un peu plus. Que vînt la victoire et qu’il réussît à se hisser jusqu’aux épaulettes d’officier et il pourrait aller hardiment frapper à la porte du couvent d’Hennebont pour en arracher Judith et la ramener en Amérique afin d’y fonder avec elle une dynastie nouvelle…

La pensée de Judith venait de lui revenir tout naturellement. C’était peut-être l’ardeur de cette chevauchée dans le vent où s’attardait le goût salé de la mer proche qui avait arraché l’image de la jeune fille des brumes douces au fond desquelles il avait caché son souvenir, ou bien l’espoir du sort plus digne qui commençait à prendre forme à son horizon mais Gilles retrouvait intact son amour pour elle, son besoin profond de l’atteindre, de la faire sienne pour toujours. Le désir violent que lui avait inspiré Sitapanoki s’était effacé dès qu’il s’était éloigné de l’Indienne. Elle l’attirait comme l’aimant fait de la limaille de fer mais son souvenir ne résistait pas à la distance. Et maintenant, il était heureux d’une séparation qu’il n’avait imaginée cruelle qu’un instant, Dieu sait à quelles sottises aurait pu le pousser l’envie impérieuse qu’il avait eue de son corps !…

« Elle aurait fait de toi un imbécile, mon ami, soliloquait-il tout en éperonnant son cheval. Et c’est un mot qu’on ne peut pas faire rimer avec Tournemine.

Il était un peu plus d’une heure après midi quand le messager arriva en vue de West Point. Il s’accorda un instant pour en examiner les abords et aussi pour contempler, béat d’admiration, ce que La Fayette n’allait pas tarder à surnommer le Gibraltar de l’Amérique. Le site était grandiose. La forteresse se dressait sur une colline rocheuse de la rive droite de l’Hudson. Le fleuve large comme un lac à cet endroit y coulait entre des berges escarpées couvertes de forêts où se mêlaient le chêne et le cyprès. Les fortifications, en partie taillées dans le roc, en partie construites en troncs d’arbres, hérissaient les croupes environnantes. Quant à la citadelle proprement dite, elle contenait alors quatre mille hommes et vingt bouches à feu. Naturellement, le drapeau aux treize étoiles de la nouvelle République y flottait fièrement à la plus haute hampe. Quelques schooners bien armés étaient à l’ancre dans le fleuve.

Une certaine agitation régnait dans l’étroite prairie qui s’étendait entre le fort et le fleuve. Une troupe de fantassins vêtus de façon disparate mais portant tous au chapeau une superbe plume rouge et noir et, au côté, une épée dorée y campait.

Ne sachant trop ce qu’il allait trouver à West Point, Gilles s’avança à petite allure et aborda le premier de ces soldats.

— Courrier de Northcastle ! déclara-t-il laconiquement. On nous a dit que le général Washington était attendu ici ?

L’homme auquel il s’adressait vint le regarder sous le nez et partit d’un gros rire.

— Ben dis donc ! fit-il dans un français fortement pimenté d’accent auvergnat, t’as un drôle d’accent malgré ton bel uniforme, l’ami ! Tu serais pas de chez nous par hasard ?

— Bien sûr que je suis français ! Et breton par-dessus le marché, répondit gaiement Gilles en se penchant pour serrer la main du soldat : Mais à quel corps appartenez-vous ? Vos costumes ne sont guère réglementaires.

— Ça, tu l’as dit. Mais faut avouer qu’en fait de Français, on n’est pas beaucoup ici : on est la division du général de La Fayette.

— La Fayette ? Il est ici ?

— Sûr qu’il y est ! Il est arrivé il y a une grande heure avec le colonel Hamilton, en escorte du général Washington ! Nous, on assure la protection depuis Liftchfield. Doivent être encore là-haut tous les trois.

— Et le général Arnold ?

— Ah ! lui, on ne sait pas où il est. Paraîtrait qu’il est allé inspecter l’autre côté de la rivière…

Mais Gilles n’écoutait déjà plus. Braillant un vigoureux « Merci l’ami ! » il remit son cheval au galop, escalada à toute allure la rampe d’accès et pénétra en trombe dans West Point, franchissant comme une simple haie les sentinelles qui croisaient leurs armes pour lui barrer le passage et hurlant à pleins poumons.

— Courrier urgent pour le général Washington !

Une seconde plus tard, il sautait à terre presque sur les pieds du Virginien apparu au seuil d’une casemate tel Lazare appelé par le Seigneur à l’entrée du tombeau. Il reconnut l’arrivant aussitôt, non sans étonnement.

— Vous, monsieur ? Sous cet uniforme ?

— Les nouvelles que je porte sont graves, mon Général. Le colonel Jameson qui m’envoie a pensé qu’il fallait me donner les moyens de les délivrer à coup sûr.

Saluant réglementairement, il tendit le paquet contenant les fameux papiers, la lettre d’André, plus une lettre dudit Jameson expliquant les derniers événements.

Le coup fut plus rude encore qu’il ne l’avait craint pour le généralissime. Malgré son légendaire empire sur lui-même, Washington chancela, devint verdâtre et ferma les yeux. Gilles l’entendit murmurer :

— Trente mille livres !… le grade de brigadier-général ! Mon Dieu !

Allait-il s’effondrer là, foudroyé par l’infamie d’un homme qu’il aimait et qui avait sa confiance ? Gilles osait à peine respirer, encore moins tenter un geste pour le soutenir. Comprenant que l’impersonnalité était la meilleure manière de respecter son émotion, il demeura raide comme un piquet, le regard rivé au mur de la casemate. Un silence passa qui lui parut durer mille ans et qui, cependant, n’excéda pas quelques secondes. Washington enfin ouvrit les yeux, les posa sur cette espèce de statue militaire qui lui faisait face et qui l’entendit chercher son souffle.