On n’avait pas le droit de faire ça ! On n’avait pas le droit de faire ça au prisonnier, ni à lui-même car la joie de la récompense reçue en prenait un goût de fiel. Les galons de lieutenant et la médaille d’argent gravé portant un bouclier avec le mot « Fidélité », qu’il avait reçus, la même médaille et la somme de 200 dollars que l’on avait donnée à Tim qui voulait demeurer libre coureur des bois, c’était à l’homme qui allait mourir de cet ignoble assemblage de poutres qu’ils les devaient.
Avec sa franchise sans nuances, il l’avait dit à Washington quand celui-ci lui avait annoncé qu’il avait écrit à Rochambeau pour lui demander permission d’attacher désormais son ex-secrétaire à son propre état-major.
— Je déplore cet état de fait autant que vous, lui répondit le Généralissime. Mais le conseil de guerre a jugé et le général Green qui le préside est intraitable : il faut faire un exemple. J’ai fait tout ce que je pouvais car j’ai même fait offrir à lord Clinton d’échanger André contre Arnold. C’est Arnold lui-même qui m’a répondu.
— Et c’était ?
Washington haussa les épaules.
— Ce que l’on pouvait attendre d’un tel homme : il exécutera les prisonniers américains détenus à New York si nous fusillons André. Nous ne pouvons pas reculer. Tout cela, ajouta-t-il avec tristesse, je l’ai expliqué tout à l’heure au général La Fayette qui, comme vous-même, intercédait pour André. La guerre est une chose terrible mais, pour nous qui avons choisi la révolte, elle est la seule route possible et nous devons la conduire jusqu’au bout. Si cela peut vous consoler, je pleurerai ce pauvre garçon autant que vous car rarement ennemi a été plus sympathique.
Rarement, en tout cas, on avait vu exécution capitale se préparer dans une telle atmosphère de deuil. L’amabilité et le courage du jeune Anglais lui avaient gagné presque tous les cœurs… Tim lui-même, debout à quelques pas de Gilles, devant le groupe des villageois, avait sa figure d’ours grincheux et un regard un tout petit peu trop brillant. On allait pendre un « espion anglais » au milieu des larmes de ses ennemis !
Le premier coup de midi se fit entendre. Les tambours roulèrent et la musique militaire, rangée sur le chemin, qu’allait suivre le condamné, se mit à jouer Blue Bird. Alors, encadré d’un piquet de soldats, le major André parut au seuil de la maison où il était gardé à vue. Il était vêtu du costume dans lequel il avait été pris et qui justifiait sa condamnation mais ses mains étaient libres et son regard ferme. Il sourit même aux musiciens et, gentiment, les félicita de leur talent. Mais tout à coup, ses yeux rencontrèrent la potence et la charrette que l’on avait disposée dessous en guise d’échafaud. Il baissa un peu la tête, frappa du pied avec colère, mordit sa lèvre inférieure et l’on put l’entendre soupirer :
— Dois-je ainsi mourir ?
Mais ce ne fut qu’un instant. Il se reprit, marcha d’un pas assuré vers la charrette sur laquelle il grimpa sans aide mais sans pouvoir retenir une grimace de dégoût en se trouvant en face du bourreau à la figure noircie. Il lui tourna le dos, ce qui lui permit de ne plus voir le nœud coulant et resta debout, les mains aux hanches, regardant le piquet de garde. Ses yeux rencontrèrent ceux de Gilles qu’il salua d’un signe de tête et d’un demi-sourire. Mais l’officier qui l’accompagnait monta à cheval et, d’une voix forte, lança :
— Major André, si vous avez quelque chose à dire, vous pouvez parler parce que vous n’avez plus que peu de temps à vivre !
Le condamné haussa les épaules.
— Je n’ai rien à dire sur ma sentence mais seulement sur le mode d’exécution. Je vous prie seulement, Messieurs, de témoigner que je meurs bravement.
À ce moment, le bourreau voulut lui passer la corde autour du cou. Il le repoussa en lui disant qu’il avait les mains sales, prit la corde, passa sa tête dedans et, avec un rude courage, resserra lui-même le nœud. Puis il sortit un mouchoir et le tendit à l’exécuteur afin qu’il pût lui lier les mains derrière le dos, puis un autre pour lui bander les yeux.
À nouveau, les tambours battirent. L’officier leva son épée. Le bourreau fouetta son cheval tandis qu’un soldat escaladait la potence. La charrette avança, abandonnant le corps du supplicié qui se balança un instant dans le vide puis s’agita violemment. Alors, le soldat monté sur le gibet se jeta sur ses épaules, pesant de tout son poids pour abréger l’agonie. Le corps s’immobilisa…
Incapable de rester plus longtemps en face de ce cadavre dont il se sentait un peu responsable, Gilles tourna les talons et partit en courant. Il avait envie de cogner sur quelque chose ou sur quelqu’un, sur le bourreau occasionnel, par exemple, qui avait acquis sa grâce en exécutant un homme de son bord… ou même sur le général Green, le président de la cour martiale, qui avait refusé le peloton et qui impassible avait assisté à cette misérable mort d’un homme d’honneur. Mieux valait faire comme autrefois, gagner la profondeur des bois pour y retrouver la sérénité des choses intactes.
Mais il n’alla pas loin. Un jeune soldat qui criait son nom d’une voix enrouée galopait derrière lui et le rejoignit.
— Eh bien ? aboya le Breton tournant sa fureur contre cet innocent. Qu’as-tu à brailler de la sorte ? Que me veux-tu ?
— Moi ? Rien, mon Lieutenant… haleta le garçon. C’est… le général Washington qui vous demande. Paraît que c’est pressé.
À grandes enjambées, Gilles remonta vers la petite maison de brique aux volets clos où le généralissime avait décidé de rester enfermé tout le jour, protestant ainsi à sa manière contre une exécution qui ne lui convenait pas plus qu’à ses soldats. Le milicien de garde salua, ouvrit la porte sans bouger de sa place. La voix glacée de Washington cueillit l’arrivant dès le seuil.
— On vient d’arrêter aux avant-postes ces deux femmes. Elles vous réclamaient. Voulez-vous me dire ce que cela signifie ?
Assises côte à côte sur un banc comme deux oiseaux sur une branche, Gunilla et Sitapanoki levaient sur le jeune homme des yeux remplis d’appréhension. Il devint rouge vif mais Washington ne lui laissa pas le temps d’apprécier si la rencontre lui était agréable ou non.
— Tout ce que l’on a pu en tirer, c’est qu’elles ont fui le camp de Sagoyewatha et qu’elles voulaient vous voir à tout prix. Rien d’autre ! À croire qu’elles sont stupides. Consentirez-vous à me dire qui elles sont ? Cette Indienne surtout ? J’ai souvent entendu dire que les Français étaient de redoutables coureurs de jupons mais vous me semblez détenir une sorte de record.
Le drame de West Point, la mort du major André avaient renvoyé les tribus sénécas à l’arrière-plan des préoccupations du généralissime. Gilles lui avait bien rendu compte rapidement de ce qui s’était passé sur les bords de la Susquehannah mais il avait été écouté avec une certaine distraction. C’est ainsi que, relatant comment Tim et lui-même avaient repris Sitapanoki aux hommes de Cornplanter, il avait été interrompu par une porte qui s’ouvrait.
— Excellent ! Excellent ! murmura Washington sans avoir l’air d’y penser et, tout de suite, il s’était tourné vers le colonel Hamilton qui entrait. Gilles, vexé, n’avait pas insisté…
— Vous faites erreur, mon Général, riposta-t-il sèchement. Je n’ai pas séduit ces femmes et si vous aviez daigné m’écouter jusqu’au bout, l’autre jour, vous sauriez exactement qui elles sont. Cette jeune fille se nomme Gunilla Söderstrom. Elle était depuis plusieurs années captive des Sénécas. Elle nous a aidé à fuir et désire rejoindre la seule famille qui lui reste : une tante à New York. Quant à celle-ci, c’est une noble dame, la propre épouse de Sagoyewatha dont nous avons empêché l’enlèvement par les Iroquois. Souvenez-vous que vous nous aviez chargés d’avertir le chef Sénéca des menées traîtresses de Cornplanter la concernant…