Gilles froissa la lettre entre ses doigts nerveux. Il était plus mécontent que satisfait. Certes, il était agréable de ne plus être proscrit par les siens mais il se sentait atteint dans son orgueil. Washington avait fait de lui un officier. Cependant s’il revenait dans les rangs français ce serait pour y reprendre son encrier et son porte-plume ? Eh bien, si l’Amérique voulait l’adopter, elle l’adopterait jusqu’au bout…
Au fond, ce qui lui causait le plus de plaisir dans cette lettre, c’était encore d’apprendre que Morvan avait échappé à la justice militaire. La mort de Morvan, elle appartenait à Gilles Goëlo. Personne, pas même le Roi, n’avait le droit de la lui enlever. La haine qui s’était tissée entre eux était trop vivace pour s’achever ainsi stupidement sans qu’au moins ils pussent se regarder en face !
— Ces fichus maladroits de la Prévôté n’ont pas été capables de le retrouver, marmotta-t-il en mâchonnant un brin d’herbe, mais moi je sais bien que j’y arriverai, tôt ou tard, et où qu’il se trouve…
La foule qui avait été ensevelir au petit cimetière de Tappan le malheureux major André revenait 1. Gilles aperçut Tim qui pérorait au milieu de trois ou quatre hommes qu’il dépassait de la tête et l’appela pour aller vider ensemble quelques gobelets de rhum à l’auberge. La lettre de Rochambeau était sans doute de celles qu’il convient d’arroser mais, venant après le gibet et le retour inattendu de l’Indienne elle donnait à Gilles une furieuse envie de s’enivrer…
Il s’efforça consciencieusement d’y parvenir, encouragé par Tim qui voyait d’un très mauvais œil la réapparition de Sitapanoki.
— Si seulement tu pouvais ne pas décuiter jusqu’à ce que cette maudite femelle ait quitté le village, je serais beaucoup plus tranquille, déclara-t-il en versant à son ami de généreuses rasades. Tu as suffisamment risqué ta peau pour elle et je ne suis pas certain que tu n’aies pas envie de recommencer.
— Ce n’est pas de mourir que j’ai envie… c’est d’elle ! Il me semble que si je pouvais l’avoir… rien qu’une fois, je serais exorcisé…
— Ou plus pincé que jamais ! Il y a des femmes qui sont comme l’alcool : quand on y a goûté, on a envie d’y revenir. Essaie de penser à autre chose, ça vaudra mieux. Et à la tienne !
Mais, bizarrement, l’ivresse ne voulut pas de Gilles. Ce fut Tim qui s’écroula, le nez sur la table et qui se mit à ronfler. Le Breton le considéra un moment d’un œil morose : ce n’était pas drôle de boire seul et si Tim l’abandonnait, il n’avait plus rien à faire dans cette auberge. Jetant quelques pièces de monnaie sur la table, il s’éloigna d’un pas un peu incertain, sortit de la taverne et s’aperçut qu’il faisait nuit.
À longs traits, il aspira l’air froid qui chassa les brumes de son cerveau. Les feux des différents postes disposés autour de Tappan faisaient la nuit rouge mais tout était calme, bien que New York, la ville assiégée, ne fût guère qu’à deux lieues. Les canons se taisaient et si, parfois, un coup de feu éclatait dans le lointain, ce n’était peut-être qu’un chasseur attardé. L’automne était là et, comme la terre, la guerre allait s’endormir, chacun maintenant ses positions dans l’attente du printemps qui apporterait quoi ?… d’autres moyens de l’emporter, plus d’armes, plus d’hommes, plus d’argent ? D’un côté comme de l’autre, il fallait que les soldats redevinssent paysans pour que les champs puissent être ensemencés et la décision n’était pas pour cette année…
Avec un soupir, Gilles se mit en marche pour regagner son cantonnement mais sans trop savoir où il allait. Il n’avait pas envie de rentrer, il n’avait pas envie de dormir et, en fait, il ne savait pas trop de quoi il avait envie sinon peut-être de se débarrasser d’une tête qui battait comme un bourdon de cathédrale. Soudain, il heurta quelque chose et jura grossièrement puis, tout aussitôt, s’excusa en constatant que c’était une femme.
— Je vous cherchais, fit la voix tranquille de Gunilla. Mais ne criez pas si fort. Vous allez ameuter le village.
Il la regarda, incrédule, debout dans la lumière jaune venue des fenêtres d’une maison voisine.
— Je ne vous aurais jamais reconnue, fit-il, sidéré. Peut-être parce que vous ne m’avez jamais regardée.
C’était vrai. Depuis qu’il l’avait sauvée des griffes du gerfaut, elle n’avait été à ses yeux qu’une ombre grise, un paquet de hardes malpropres, sommé d’un tas de chaume d’un jaune sale, quelque chose de misérable tenant le milieu entre la chèvre et le tas de fumier en admettant que l’un ou l’autre pussent être doués de parole. Et maintenant il avait devant lui une mince jeune fille dont la robe noire faisait ressortir la finesse de la taille. Les mains qui sortaient des manchettes de toile blanche et le visage sous le bonnet bien repassé étaient peut-être un peu foncés par les intempéries et le trop grand soleil mais les yeux clairs avaient la couleur des fleurs de lin et l’épais chignon massé dans le cou semblait fait de soie pâle. L’image était si agréable que Gilles lui sourit.
— Je suis impardonnable, Gunilla. Vous êtes réellement charmante…
Le compliment ne la fit pas sourire. Elle eut même un haussement d’épaules agacé.
— Gardez vos compliments ! Ce n’est pas pour les entendre que je vous cherchais, c’est parce qu’elle me l’a demandé. Elle veut vous voir.
— Elle ?
— Ne faites pas l’imbécile ! Qui voulez-vous que ce soit ? Sitapanoki, bien sûr ! Elle ne peut pas sortir dans le village, le général Washington lui a demandé de ne pas se montrer. Et elle m’a fait promettre de vous ramener. Venez-vous ?
— Je vous suis. Où allons-nous ?
— On nous a confiées à la femme du pasteur. C’est une femme généreuse quoique d’idées austères. Elle m’a accueillie comme si j’étais sa fille mais elle n’était pas trop contente d’avoir une Indienne sous son toit…
— Et vous prétendez faire entrer un homme dans cette maison ? Mais elle va me jeter dehors !
— Elle n’en saura rien. Mrs Gibson est de ces femmes qui ont des solutions pour chaque problème. Elle a installé Sitapanoki dans le bâtiment où se trouve la salle d’ouvroir sous prétexte du respect dû à son rang… d’ailleurs celle-ci refusait de vivre sous le même toit que le prêtre du Grand Esprit Étranger. Cela se trouve au fond du verger. Personne ne vous verra entrer.
— Que me veut Sitapanoki ?
Gunilla s’était remise à marcher devant Gilles. La question qu’il posait était anodine, pourtant il vit se raidir le dos mince de la jeune fille qui, brusquement, se retourna les yeux flambants de colère.
— Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir ! Je suis venue vous chercher parce qu’elle m’a menacée d’y aller elle-même si je ne le faisais pas… mais je voudrais la voir au diable, cette Indienne ! C’est un démon, comme ses frères !
Et, sans vouloir s’expliquer davantage, Gunilla ramassa ses jupes et se mit à courir vers le bout du village, suivie du Breton qui fut bien obligé d’adopter la même allure. Il connaissait la maison du pasteur Gibson mais il ne savait pas quel chemin souhaitait emprunter son guide. Elle lui fit en effet contourner l’enclos, franchir une haie de cornouillers et finalement s’arrêta devant un étroit escalier de bois.
— Vous n’avez qu’à monter. C’est là-haut ! fit-elle en désignant une fenêtre éclairée. Vous pourriez repartir par le même chemin. Adieu !
Elle se fondit dans les ombres du verger tandis que Gilles, le cœur battant, escaladait quatre à quatre les marches fragiles. Sous sa main impatiente, la porte sembla s’ouvrir d’elle-même révélant une chambre claire et simple, pourvue de meubles rustiques et d’attendrissants rideaux à volants de mousseline qui lui donnaient un aspect virginal. Seul, le feu qui brûlait dans la cheminée l’éclairait et il ne vit pas tout de suite Sitapanoki. C’est seulement en se tournant vers le lit dressé dans le coin le plus éloigné de la cheminée qu’il l’aperçut. Elle était couchée, les couvertures remontées jusqu’au menton et semblait dormir.