Un instant, elle garda le silence et il crut qu’elle allait s’endormir quand il sentit soudain des baisers légers sur sa peau et l’entendit chuchoter.
— Emmène-moi !…
— Où veux-tu que je t’emmène ? Chez toi ? Je t’ai déjà dit…
— Chez moi… oui… mais pas chez mon époux.
Elle se redressa sur un coude, l’embrassa longuement tandis que ses doigts glissaient doucement à travers la légère toison qui moussait sur la poitrine du garçon, suivant le dessin des muscles.
— Écoute… à bien des journées de marche en suivant le fleuve qui coule près d’ici, on trouve un fleuve plus grand encore, celui que les Français ont appelé Saint-Laurent. Autrefois, les miens régnaient sur d’immenses territoires au nord de ce fleuve. Les Iroquois les ont massacrés et les rares groupes qui ont pu échapper ont fui vers l’ouest. La tribu de mon père a pu demeurer plus longtemps que les autres grâce à un refuge dont moi seule et quelques autres, maintenant, connaissons l’emplacement. Un jour de malheur, il a fallu qu’ils en sortent, attirés dans un piège. Bien peu ont échappé aux flèches iroquoises et moi je suis devenue captive. Mais le refuge, l’ennemi n’a jamais pu le découvrir et je crois que quelques-uns y vivent encore. Viens avec moi… Tu deviendras leur chef, tu seras mon époux et je te donnerai des fils…
Doucement Gilles se dégagea, obligea la jeune femme à se recoucher et la regarda longuement au fond des yeux.
— Tu es folle, Sita !… Tu rêves tout éveillée. Comment ceux de ta race accepteraient-ils un Blanc ? Et moi, je ne veux pas déserter, car c’est à cela que reviendrait une fuite avec toi.
— Tu dis que tu m’aimes, fit-elle amèrement, et quand je t’offre de te donner toute ma vie, tu dis que je suis folle. Je l’ai été, sans doute, de me donner à toi… à toi qui acceptes calmement mon retour auprès de mon époux.
Rapide comme une couleuvre, elle glissa du lit, s’étirant comme une chatte dans la lumière mourante du feu.
— Qui te dit que je l’accepte ? soupira Gilles qui l’observait redressé sur les oreillers. Mais je ne vois aucun moyen de l’empêcher sans me déshonorer !
Elle ne répondit pas et même ne parut pas entendre ses paroles. Le regard agrandi, fixant les braises comme si elle y apercevait d’étranges images, elle murmura, comme pour elle-même :
— Sagoyewatha ne me punira pas car il croira les paroles du Grand Chef Blanc mais peut-être ne voudra-t-il plus de moi pour épouse ?… ma vie sera alors misérable. Il me faudra le reconquérir peut-être et, pour cela, lui donner bien plus d’amour encore que je ne t’en ai jamais donné…
Et doucement, d’une voix de confidence elle se mit à décrire comme pour elle-même et avec une affolante précision les caresses dont il lui faudrait faire usage. C’était un murmure léger, une sorte d’incantation sensuelle, un récit d’une puissante poésie charnelle qui chargea l’atmosphère d’électricité comme si elle eût été seule. En même temps, ses longues mains brunes lissaient rêveusement ses hanches, remontant vers les seins qu’elles emprisonnèrent.
Gilles crut soudain la voir entre les bras de l’Indien, sauta du lit et voulut s’emparer d’elle. Mais elle le repoussa avec colère…
— Tu es encore là ? Qu’attends-tu pour t’en aller ? Je me suis trompée en t’accueillant ce soir et tu m’as fait comprendre mon erreur. Je ne dois plus penser qu’à mon époux. Va-t’en…
— Pourquoi te fâcher ? Ne peux-tu comprendre ?
— Rien ! Je ne peux rien comprendre sinon ceci : l’homme auquel j’appartiens doit m’appartenir lui aussi. Tu n’acceptes pas, je ne suis plus à toi…
— Mais enfin raisonne un peu ! Ce que tu demandes est grave et tu devrais le comprendre. Quel homme parmi les tiens accepterait ainsi, en une minute, d’abandonner ses armes, ses frères, son devoir, sa race pour s’enfuir avec l’épouse d’un autre ? Il y a peut-être une solution mais laisse-moi au moins le temps d’y réfléchir. Tu ne pars pas demain !
Imperceptiblement, il s’était approché d’elle, l’attirait contre lui et, cette fois, elle ne se défendit qu’à peine. Au bout d’un moment, elle se mit à rire et lui offrit ses lèvres.
— Tu as raison… mais vois-tu, je t’aime tant déjà que je ne peux même plus imaginer de me séparer de toi dans l’avenir…
— Moi aussi, je t’aime. Est-ce que tu ne l’as pas encore compris ? Comment pourrais-je vivre sans toi ?
Elle se blottit contre lui, l’épousant de chaque pouce de son corps tandis que ses hanches, très doucement, commençaient à onduler.
— Alors prouve-le-moi encore ! souffla-t-elle. Le jour va bientôt se lever… et les heures seront si longues jusqu’à ce soir…
En quittant la chambre tiède, une heure plus tard, pour plonger dans le froid humide du petit matin, Gilles se sentait l’âme d’un conquérant et en oubliait de raisonner. Il avait eu une peine infinie à s’arracher des bras de Sitapanoki. La dernière capitulation de la belle Indienne l’emplissait d’un orgueil démesuré car elle s’était faite infiniment douce et même humble pour qu’il lui pardonne d’avoir osé prétendre le détourner de ses devoirs de guerrier. Durant cette dernière heure, elle l’avait comblé de caresses et de baisers dont le souvenir collait à sa peau tandis que, sifflotant une marche guerrière, il regagnait le cœur du village, les jambes un peu molles mais la tête ensoleillée. La nuit qui venait de s’écouler avait définitivement effacé en lui les dernières traces de l’adolescence car l’amant d’une femme telle que Sitapanoki ne pouvait être qu’un homme véritable.
Il ne devina même pas la mince silhouette blanche, immobile et désolée derrière l’une des fenêtres noires de la maison Gibson, qui l’avait regardé franchir la haie d’un bond avec des yeux pleins de larmes…
Toute la journée, le lieutenant Goëlo expédia son travail avec un certain automatisme et un prodigieux manque d’enthousiasme. Avec un grand sens pratique, mais une certaine absence de psychologie, le général Washington, se souvenant des fonctions occupées naguère par son nouvel officier auprès de Rochambeau, l’avait prié de remettre de l’ordre dans les registres administratifs de son groupe d’armée et de recenser les réserves bien maigres hélas ! dont on pourrait disposer cet hiver. Ce travail de bureaucrate déplaisait prodigieusement au jeune homme dont l’œil revint bien souvent se fixer sur la pendule de la cheminée tandis que, la plume en l’air et l’esprit ailleurs, il survolait en pensée des perspectives qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les gallons de bière et les sacs de farine.
Il ne sortit réellement de sa voluptueuse rêverie que pour faire à son ami Tim des adieux distraits. Le coureur des forêts repartait pour New-Port, chargé par Washington d’une mission auprès des chefs français et très heureux au fond d’aller offrir ses hommages à Miss Martha Carpenter qu’il se reprochait d’avoir quelque peu négligée dans les derniers temps. Et le dernier coup de neuf heures le retrouva dans les cornouillers, franchissant la haie, un œil fixé sur la fenêtre rose derrière laquelle sa maîtresse l’attendait. La porte n’était pas refermée qu’elle était dans ses bras… et tout recommença.
Les nuits suivantes furent aussi folles et aussi brûlantes. Sitapanoki aimait l’amour. Elle en savait tous les détours, tous les raffinements dont bien souvent elle avait constaté la puissance sur un époux cependant sage et plein de raison. Avec ce magnifique garçon, jeune et ardent, elle atteignait au sublime. Entre des instants de sommeil qui ne les séparaient d’ailleurs pas, les deux amants s’aimaient avec une ardeur qui ne faisait que grandir chaque nuit leur mutuelle passion.