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Il ouvrit la porte en grand, prêt à la recevoir dans ses bras.

— Entrez donc ! fit une voix froide.

La petite chambre sembla soudain rétrécie. Sitapanoki avait mystérieusement disparu. En revanche la grande silhouette du général Washington s’érigeait sur le fond rougeoyant de l’âtre qu’il tisonnait.

Le crépitement familier des bûches emplit le silence soudain. Tout était comme d’habitude. L’odeur de résine chaude et de sapin brûlé, les rideaux blancs avec leurs volants bêtes et le tapis au crochet qui n’était plus que ce qu’il était avec le seul décor des souliers à boucles d’argent du Général. Et pourtant, le monde avait l’air de tourner dans l’autre sens : le paradis sans Ève ressemblait à un étroit purgatoire.

— … Fermez donc la porte ! ordonna Washington. Il vient un vent glacé. Et posez ce paquet dans un coin.

Il rejeta le tisonnier, frotta ses mains l’une contre l’autre pour les débarrasser d’une éventuelle poussière. Elles apparaissaient longues et belles sous leurs manchettes de batiste immaculée et il en avait le plus grand soin.

— Où est-elle ? demanda Gilles sans se préoccuper de vaine politesse.

— L’épouse du sachem Sagoyewatha est en route pour rejoindre son foyer. Je l’ai fait partir discrètement aux premières heures du jour et je l’ai moi-même escortée pour lui faire honneur durant une lieue. Avez-vous quelque chose à dire contre cela ? Ou bien avez-vous oublié entièrement ce que cette femme représente, indépendamment du fait que nous sommes en guerre et que vous êtes soldat ? Quel nom votre chef peut-il donner à ce que vous alliez faire avec ce bagage ?

— De la désertion, riposta Gilles audacieusement.

— Et cela mérite ?

— La mort. Faites-moi fusiller… ou pendre puisque apparemment c’est désormais le sort réservé aux soldats.

— Je ne vous conseille pas l’insolence. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— Rien ! sinon que j’aime cette femme et qu’elle m’aime.

— Et après ? Qui êtes-vous donc pour vous jeter ainsi en travers de mes desseins ? Dans le drame que nous vivons nous n’avons que faire d’une seconde guerre de Troie qui jetterait sur nous les Six Nations au grand complet. Vous n’êtes pas Pâris, elle n’est pas Hélène ! Mais quelle damnée habitude avez-vous donc, vous les Français, de toujours mettre l’amour en avant ? Vous le brandissez comme un drapeau, vous vous en parez comme d’une médaille… Moi, je n’ai pas de temps pour l’amour ! C’est la Liberté qui m’intéresse et je croyais qu’il en allait de même pour vous, sinon je n’aurais pas fait de Don Juan un officier de mon armée. Mais, après tout, peut-être êtes-vous un lâche malgré les apparences ?…

Gilles blêmit, serra les poings tout près de se jeter sur Washington.

— Tuez-moi, mon Général, mais ne m’insultez pas.

— Et vous, cessez une bonne fois de me rebattre les oreilles de votre exécution. Je n’ai que faire d’un mort de plus quand j’ai tant besoin d’hommes vivants. Et maintenant écoutez-moi bien : Personne, excepté moi, ne sait que vous étiez sur le point de nous fausser compagnie. L’expérience prouve que j’ai eu raison de vous refuser d’escorter cette femme car vous ne seriez pas revenu mais j’ai eu tort de vous faire travailler auprès de moi. Vous êtes fait pour les coups de main : dans la lutte vous raisonnez droit et vous ne faites pas de bêtises. Voulez-vous vous battre ?

— Je n’ai jamais rien souhaité d’autre, si ce n’est…

— Je vous interdis d’y penser encore ! Rentrez chez vous pour vous y préparer. Nous avons appris par un espion, un certain Champ, l’endroit exact où se trouve Arnold. Le général La Fayette qui, comme vous, ne peut se consoler de la mort d’André, part à l’aube avec un détachement de ses riflemen pour tenter de s’emparer de lui. Allez le rejoindre !

Il n’était pas possible de résister à Washington quand il employait certain ton, certaines paroles, car nul comme lui ne connaissait les hommes. Dompté, mais la mort dans l’âme Gilles rectifia la position, claqua des talons et salua réglementairement.

— Je suis toujours à vos ordres, mon Général, et je vous remercie de vouloir bien considérer que rien ne s’est passé. Il me sera peut-être possible de vous le prouver en vous donnant ma vie. Il ne me reste plus qu’à rentrer au cantonnement… et brûler certaines lettres qui ne doivent guère vous intéresser maintenant.

Brusquement Washington se mit à rire. Il s’approcha du jeune homme et, de son poing fermé, lui allongea une bourrade dans l’épaule.

— Sacrée tête de mule de Breton ! Je viens de m’évertuer à vous expliquer que je vous voulais vivant. Et puis… (sa voix s’adoucit mais redevint grave le sourire s’attardant seulement dans ses yeux fatigués :) Et puis, croyez-moi, aucune femme, même la plus belle, ne vaut qu’un homme doué de talents détruise son destin pour elle. Demandez plutôt à Arnold si vous le trouvez. Sans l’amour insensé qu’il porte à la ravissante Peggy, son épouse, il serait peut-être encore un honnête homme et un héros.

1. La guerre terminée il fut ramené en Angleterre… et enterré à Westminster.

CHAPITRE XIII

PONGO

L’arrogante plume rouge des soldats de La Fayette plantée à son tricorne, le lieutenant Goëlo plongea dans la guerre comme un prisonnier se jette dans une mer infestée de requins : pour en sortir libre ou pas du tout… Guidés par l’espion Champ, ils réussirent, au prix de mille dangers, à approcher le Fort Constitution, sur la baie de New York où l’on disait que le traître s’était retranché. Ce fut pour y apprendre que leur gibier leur avait échappé : fou de rage et assoiffé de vengeance, Arnold n’avait pu supporter l’idée de passer l’hiver enfermé dans une forteresse. Il avait obtenu de lord Clinton la permission de rejoindre les troupes anglaises du Sud et il venait de partir pour la Virginie, bien décidé à faire payer chèrement aux compatriotes de Washington la situation humiliante où il se trouvait par sa propre faute.

L’expédition rentra à Tappan bredouille et d’autant plus furieuse. D’un même élan, La Fayette et Gilles assaillirent Washington pour obtenir de lui la permission de poursuivre le traître jusqu’en Virginie. Mais le Général s’y opposa.

— Nous assiégeons New York, messieurs, vous semblez l’oublier et je n’ai pas trop de troupes. Faites-moi le plaisir de rester ici et de faire uniquement ce que je vous dirai.

Une déception plus cuisante encore attendait Gilles : le pasteur Gibson et l’escorte qui ramenaient Sitapanoki vers la Susquehannah étaient revenus durant son absence et beaucoup plus tôt qu’on ne l’imaginait car ils n’étaient pas allés jusqu’au bout de leur voyage. La belle Indienne leur avait faussé compagnie une nuit, alors qu’ils campaient près de Dingmans Ferry sur la Delaware. Elle avait disparu sans qu’il fût possible de la retrouver.

Au premier abord, cette nouvelle emplit le jeune officier d’une joie secrète quand il l’apprit de la bouche même du généralissime.

— Elle ne voulait pas retourner auprès de Sagoyewatha, dit-il sans parvenir à masquer complètement l’allégresse qu’il en éprouvait. Elle souhaitait que nous allions vivre ensemble, loin au nord, dans le lieu caché qui avait servi de refuge à la tribu de son père avant qu’elle ne soit massacrée.

— Et vous pensez, n’est-ce pas, qu’elle s’y est rendue seule… qu’elle vous y attend peut-être ?

— Pourquoi pas ? Elle était sûre de moi comme je suis sûre d’elle.

— Sûr d’elle ? Ah ! jeunesse !… Je n’éprouve aucune joie à vous apprendre ce qui va suivre, mon pauvre ami, mais je me dois de le faire pour vous aider à extirper de votre cœur jusqu’à l’ombre d’un regret. Savez-vous ce que m’ont appris les espions que je possède en pays indien ? L’épouse de Sagoyewatha le sage, la femme pour laquelle vous vouliez renier jusqu’à votre sang, n’a pas rejoint les grandes forêts du Nord où vivait jadis l’Algonquin mais tout simplement la vallée du Mohawk… et les feux de campement de Cornplanter !