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— Honteux, vexé… et follement désireux de me battre… de préférence contre les Iroquois.

— Excellente chose ! Mais les Iroquois me paraissent sans intérêt quand il y a, si près de nous, cette superbe collection d’Anglais et de Hessois dont nous pourrions faire si grande chaire ! Dirai-je que vous me plaisez de plus en plus, monsieur ?

— Vous aussi, mon Général ! Puis-je seulement vous rappeler que je n’ai pas connu mon père et que mon nom est celui de ma mère ?

— Pourquoi voulez-vous que je me montre plus difficile que le général Washington ? Dans ce pays un homme en vaut un autre… et puis nous appartenons l’un et l’autre à une vieille race qui n’a pas grand-chose à voir avec les envahisseurs francs qui ont baptisé notre pays. Vous êtes Breton donc Celte, je suis Auvergnat donc Gaulois !

— Gaulois ?

— J’espère très fermement l’être parce que très peu de Francs s’établirent dans les montagnes d’Auvergne. J’aime mieux Vercingétorix défendant ses montagnes que le brigand Clovis et ses abominables successeurs.

— Mais… fit Gilles, abasourdi, les abominables successeurs ce sont…

— Les rois de France et la plupart de leurs confrères ? Mais bien sûr. Je n’aime pas la royauté, monsieur, et je ne suis venu chercher ici rien d’autre que des leçons de liberté. J’ajouterai encore ceci : mon grand-père, le marquis de La Rivière, est breton cent pour cent. Aussi donc touchez là… et allons voir quel genre d’expédition nous pouvons obtenir du général Washington. Je suis comme vous, j’ai envie d’en découdre…

Mais, malgré les objurgations de La Fayette qui l’attaqua flanqué de son état-major, Washington refusa de se laisser entraîner dans des attaques inconsidérées contre les forts défendant New York. Le Marquis eut beau répéter que des actions vigoureuses inciteraient les ministres français à de nouvelles générosités, l’Américain n’avait nulle envie de faire tuer des troupes qu’il avait tant de mal à entretenir.

— Que nous puissions tenir tout l’hiver les positions que nous avons gagnées et ce sera fort bien. D’ailleurs, il nous faut des renforts nouveaux. Le comte de Rochambeau m’a fait savoir que son fils était reparti pour Versailles à bord de l’Amazone commandée par M. de La Pérouse afin d’y demander l’envoi d’une nouvelle flotte. Les Anglais ont enfin quitté New-Port mais les vaisseaux du chevalier de Ternay ne sont pas assez nombreux pour garder l’entrée des principaux fleuves et permettre l’investissement complet de New York. Il faut attendre…

Attendre, attendre ! C’étaient là des mots que ni La Fayette ni son nouveau lieutenant n’aimaient à entendre. Ils parvinrent tout juste à obtenir permission d’attaquer de nuit deux camps de Hessois qu’ils laissèrent en assez mauvais état.

Mais ils durent bientôt faire face à un nouvel ennemi : l’hiver qui leur tomba dessus comme la foudre en plein milieu de l’automne, s’installa et ne bougea plus. Il ensevelit d’un seul coup tout le continent sans même lui accorder l’habituel et merveilleux répit de l’été indien. Les tourmentes de neige noyèrent les immenses forêts, étouffèrent villes et villages et tout fit silence tandis que les rivières gelaient jusqu’à la mer où les grandes baies de la Chesapeake et de New York virent leurs eaux blanchir et se solidifier.

Alors la misère, comme l’avait prévu Washington, s’installa dans les armées mais surtout chez les Insurgents. Les réserves étaient maigres et l’argent manquait pour acheter ce qui eût été nécessaire. Le pain des soldats, comme des officiers d’ailleurs, était un mélange de sarrasin, de seigle, de blé et de maïs quand il y en avait et il arriva souvent que l’on restât trois jours, non seulement sans viande car on n’en mangeait guère que lorsque la chasse avait été fructueuse, mais encore sans pain. Les habits n’étaient pas meilleurs. Un marché noir féroce sévissait.

La situation était un peu meilleure pour les Français retranchés dans New-Port dont ils avaient relevé les fortifications mais les approvisionnements amenés de France étaient épuisés et les chefs devaient acheter à prix d’or le nécessaire pour les troupes. C’était avec une grande impatience que l’on attendait des nouvelles de France où Rochambeau avait demandé, outre les nouvelles troupes et une somme de vingt-cinq millions nécessaire à Washington, une incroyable quantité d’objets divers allant de 6 000 chemises, 10 000 paires de chaussures et 3 000 quarts de farine à 24 réchauds de cuivre et 72 seringues à clystère ! Mais Versailles semblait oublier complètement l’armée du bout du monde et ne répondait pas souvent.

Chacune des armées tuait le temps comme elle le pouvait, retranchée sur ses positions sans tenter quoi que ce soit car la saison rendait tout impossible. La Fayette seul faisait de fréquents voyages à Philadelphie pour obliger les membres du Congrès et leurs épouses à contribuer bon gré mal gré à l’effort de guerre et il parvenait souvent à arracher bien des choses nécessaires.

La veille de Noël, Tim Thocker, glissant sur ses raquettes comme un goéland sur les eaux, arriva au quartier général, portant une triste nouvelle : le 15 décembre au lever du jour, le vaisseau amiral français le Duc de Bourgogne, bientôt suivi du reste de la flotte, avait mis ses pavillons en berne et brasseyé ses vergues en deuil tandis que ses canons commençaient à tonner sous le ciel gris : haut et puissant seigneur Charles-Henri-Louis d’Arsac, chevalier de Ternay, chevalier de Malte, chef d’escadre des armées du Roi était mort dans la nuit, deux heures avant l’aube à cinq heures et demie du matin.

La nouvelle frappa Washington qui avait pu apprécier le courage et la grandeur du petit amiral taciturne et si souvent malmené par les plus jeunes de ses officiers.

— Sait-on de quoi il est mort ? demanda-t-il au messager.

— On m’a dit qu’il s’agissait d’une fièvre putride 1 mais certains parlent d’une fluxion de poitrine.

— Je vais vous dire, moi, de quoi il est mort, explosa La Fayette qui avait accueilli la nouvelle avec une peine visible. Il est mort de chagrin à cause de l’abandon tragique où le cabinet de Versailles laisse ses hommes. Cet hiver qu’il devinait désastreux l’a miné. M. de Sartines est pour les trois quarts dans sa mort car je sais qu’il encourageait de loin une indécente cabale de ses jeunes officiers contre lui. Quand donc les imbéciles surdorés des ministères comprendront-ils ce que c’est qu’une guerre… et qu’un chef !

— Qui va le remplacer au commandement de l’escadre ? demanda Gilles, attristé lui aussi comme par la mort d’un ami. Faut-il attendre une nomination de Versailles ?

— Il ne manquerait plus que cela ! Le commandement revient de droit au commandant du Neptune, le Chevalier Destouches, qui est un homme supérieur.

— C’est lui, en effet, qui a été nommé sur l’heure, répondit Tim. Mais je dois dire que les funérailles ont failli causer une révolution : les anabaptistes de New-Port n’ont guère l’habitude des grandes pompes de votre église romaine et M. de Rochambeau avait bien fait les choses : ils ne sont pas près de s’en remettre.

Le coureur des bois voyait surtout dans la nouvelle apportée une occasion de retrouver son ami et Gilles trouva, dans la présence de Tim à la modeste fête de Noël que Washington tint à offrir à ses officiers et à ses hommes, un nouveau réconfort. Avec l’inaction forcée du camp son caractère se renfermait. Il devenait moins spontané, plus silencieux. Quand il n’errait pas à travers le camp comme un loup malade, on pouvait le voir aux avant-postes rester des heures entières debout sur un mamelon, enveloppé jusqu’aux yeux dans son manteau d’uniforme, regardant le moutonnement blanc de la forêt et les croupes enneigées des montagnes comme s’il avait pu deviner à travers la distance l’endroit exact où se cachait la femme en qui il avait cru et qui l’avait trahi. Il s’interrogeait interminablement sur les buts exacts poursuivis par Sita. Pourquoi toute cette comédie ? Pourquoi si c’était l’Iroquois qu’elle souhaitait rejoindre, l’avoir incité à déserter pour la suivre ? À moins que ce ne fût pour offrir, en cadeau de joyeuse arrivée, aux bourreaux de Cornplanter, l’homme qui l’avait empêchée de le rejoindre plus tôt ? L’hypothèse était abominable et déprimante mais le jeune homme n’en voyait pas d’autre…