«Et lorsqu’un soir, avant la prière, le rabbi oublia de le retirer de la bouche du Golem, celui-ci fut pris d’un accès de folie furieuse et se mit à courir dans les ruelles en massacrant tout ce qui lui tombait sous la main. Jusqu’à ce que le rabbi se jette sur lui et détruise le parchemin. Alors la créature tomba sans vie. Il n’en resta que la figure de nain en glaise que l’on montre aujourd’hui encore dans la vieille synagogue.
– Ce même rabbin aurait été convoqué par l’empereur dans son château pour évoquer les esprits des morts et les faire apparaître, interrompit Prokop. Des spécialistes modernes pensent qu’il s’est servi d’une lanterne magique.
– Bien sûr, il n’y a pas d’explication assez absurde pour ne pas trouver des partisans aujourd’hui, poursuivit Zwakh sans se troubler. Une lanterne magique! Comme si l’empereur Rodolphe qui avait recherché et collectionné des objets de ce genre-là toute sa vie n’aurait pas démasqué du premier coup d’œil une supercherie aussi grossière!
«Évidemment, je ne sais sur quoi repose l’origine de l’histoire du Golem, mais je suis sûr qu’il y a dans ce quartier de la ville quelque chose qui ne peut pas mourir, qui hante les lieux et garde une sorte d’existence indépendante. Mes ancêtres ont habité ici depuis des générations et personne ne peut avoir accumulé plus de souvenirs que moi, vécus et hérités, sur les réapparitions périodiques du Golem!
Zwakh s’était soudain tu et l’on sentait que ses pensées erraient dans le temps passé.
Le voyant assis à table, la tête levée, le rouge des joues poupines contrastant de façon étrange avec le blanc des cheveux dans la lumière crue de la lampe, je comparai involontairement ses traits aux masques des marionnettes qu’il me montrait si souvent. Comme ce vieil homme leur ressemblait! Même expression et même dessin du visage!
Je me dis que nombre de choses sur cette terre ne peuvent se dissocier et tandis que le destin tout simple de Zwakh se déroulait dans mon esprit, il me paraissait soudain insolite et monstrueux qu’un homme comme lui, beaucoup plus instruit que ses ancêtres, qui aurait dû devenir comédien, eût pu revenir à un misérable théâtre de marionnettes, et aller de marché en marché exhiber les mouvements maladroits et les aventures assommantes de ces mêmes poupées qui avaient procuré un moyen d’existence si précaire à ses ancêtres.
Il ne parvient pas à se séparer d’elles, je le comprends: elles vivent de sa vie et quand il s’est éloigné, elles se sont métamorphosées en idées logées dans son cerveau, le harcelant et le tracassant jusqu’à ce qu’il fût revenu chez lui. C’est pourquoi il les manipule maintenant avec tant d’amour et les habille fièrement de clinquant.
– Zwakh, racontez-nous donc encore quelque chose, demanda Prokop, puis, il nous regarda, Vrieslander et moi, pour voir si nous étions du même avis.
– Je ne sais pas par où commencer, dit le vieillard, hésitant. L’histoire du Golem n’est pas facile à saisir.
«Comme Pernath l’a dit tout à l’heure, il sait exactement l’aspect qu’avait l’inconnu et pourtant il ne peut pas le décrire. Il se reproduit à peu près tous les trente-trois ans dans nos ruelles un événement qui n’a rien de particulièrement bouleversant en lui-même et qui provoque pourtant une panique parce qu’on ne lui trouve ni explication ni justification. Chaque fois, un homme totalement inconnu, imberbe, le visage jaunâtre et de type mongol, se dirige à travers le quartier juif vers la rue de la Vieille-École d’un pas égal, curieusement trébuchant, comme s’il allait tomber en avant d’un instant à l’autre, puis soudain disparaît. En général, il tourne un angle de rue et se volatilise. Une autre fois, on dit qu’il a décrit un cercle pour revenir à son point de départ: une très vieille maison dans le voisinage de la synagogue.
«Quelques agités prétendent aussi l’avoir vu déboucher d’une ruelle adjacente et venir à leur rencontre. Mais bien qu’il eût indiscutablement marché dans leur direction, il était devenu de plus en plus petit, comme quelqu’un dont la silhouette se perd dans le lointain, puis il avait brusquement disparu.
«Il y a soixante-dix ans, l’impression produite a dû être particulièrement profonde, car je me souviens – j’étais encore tout jeune à l’époque – qu’on a fouillé la maison dans la rue de la Vieille-École de la cave au grenier. On y a découvert une pièce avec une fenêtre grillagée, sans issue. On s’en est aperçu quand on a fait pendre du linge à toutes les fenêtres pour voir de la rue celles qui étaient accessibles. Comme on ne pouvait pas y pénétrer autrement, un homme est descendu du toit par une corde pour voir ce qu’il y avait dedans. Mais il était à peine arrivé près de la fenêtre que la corde a cassé et le malheureux s’est fracassé le crâne sur le pavé. Et quand par la suite on a voulu recommencer la tentative, les avis sur l’emplacement de la fenêtre ont été si différents qu’on a renoncé. Quant à moi, j’ai personnellement rencontré le Golem pour la première fois, il y a environ trente-trois ans. Il venait à ma rencontre dans un passage et nous avons failli nous heurter.
«Aujourd’hui encore je ne peux comprendre ce qui s’est passé en moi à ce moment-là. Car enfin on ne vit pas jour après jour dans l’attente d’une rencontre avec le Golem. Et pourtant, à ce moment précis, avant que j’aie pu le voir, quelque chose a crié en moi: le Golem! Au même instant quelqu’un est sorti de l’ombre d’une porte cochère et l’inconnu est passé à côté de moi. Une seconde après, des visages blêmes, bouleversés se précipitaient en torrent vers moi pour me demander si je l’avais vu. Et tandis que je leur répondais, j’avais l’impression que ma langue se déliait, alors que je n’avais pas senti de contraction auparavant. J’étais stupéfait de pouvoir bouger et je me suis rendu compte seulement alors que j’avais dû me trouver – fût-ce le temps d’un battement de cœur – dans une sorte de tétanie.
«J’ai réfléchi bien souvent, bien longuement à ces choses et il me semble serrer la vérité d’aussi près que possible en disant ceci: dans le cours d’une vie, il y a toujours un moment où une épidémie spirituelle parcourt la ville juive avec la rapidité de l’éclair, atteint les âmes des vivants dans un dessein qui nous demeure caché, et fait apparaître à la manière d’un mirage la silhouette d’un être caractéristique qui a vécu là des siècles auparavant peut-être et désire avidement retrouver forme et substance.
«Il est peut-être constamment au milieu de nous, sans que nous nous en apercevions. Nous entendons bien la note du diapason avant qu’elle frappe le bois et le fasse vibrer à l’unisson.
«Peut-être y a-t-il là comme une œuvre d’art spirituelle, sans conscience d’elle-même, une œuvre d’art qui naît de l’informe, tel un cristal, selon des lois immuables. Qui sait?
«De même que par les journées torrides la tension électrique monte jusqu’à devenir intolérable et finit par engendrer l’éclair, ne pourrait-il se faire que l’accumulation incessante de ces pensées jamais renouvelées qui empoisonnent ici l’air du ghetto produise une décharge subite, une explosion spirituelle qui d’un coup de fouet projette dans la lumière du jour notre conscience onirique? D’un côté, dans la nature, l’éclair, de l’autre une apparition qui par son aspect, sa démarche et son comportement révélerait infailliblement le symbole de l’âme collective si l’on savait interpréter le langage secret des formes?