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«Et de même que maints signes annoncent l’éclatement de l’éclair, certains présages angoissants révèlent l’imminence d’un tel fantôme dans le domaine de la réalité. Le crépi qui s’écaille sur un vieux mur dessine une silhouette rappelant un homme en marche et dans les fleurs du givre, sur la fenêtre, les traits de visages figés apparaissent. Le sable du toit paraît tomber autrement qu’avant, faisant soupçonner à l’observateur irrité qu’un esprit invisible, fuyant la lumière, le jette en bas et s’exerce en secret à modeler toutes sortes de figures étranges – si notre œil s’arrête sur une dartre monochrome ou sur les inégalités de la peau, nous sommes accablés par le don pénible de voir partout des formes prémonitoires, chargées de sens, qui prennent dans nos rêves des proportions gigantesques. Et toujours, tel un fil rouge courant au travers de ces tentatives schématiques que fait la pensée collective pour percer les murailles du quotidien, la certitude douloureuse que le plus intime de notre être nous est arraché avec préméditation, contre notre volonté, simplement pour que le fantôme puisse prendre forme.

«Quand j’ai entendu Pernath dire il y a quelques instants qu’il avait rencontré un homme imberbe aux yeux obliques, le Golem m’est apparu tel que je l’avais vu autrefois. Comme s’il avait jailli du sol, il était là, devant moi.

«Et la crainte sourde d’être une fois encore à la veille d’un événement inexplicable m’a traversé, l’espace d’un instant, cette même angoisse que j’ai déjà éprouvée dans mes années de jeunesse, quand les premières manifestations spectrales du Golem projetaient leurs ombres.

«Il y a bien soixante-six ans de cela – c’était un soir où le fiancé de ma sœur était venu en visite et où la famille devait fixer le jour du mariage. À l’époque, on versait du plomb fondu dans l’eau froide, en manière d’amusement, et je restais planté là, la bouche ouverte, sans comprendre ce qu’il y avait à comprendre, dans mon esprit d’enfant déconcerté, je rapprochais l’opération du Golem dont j’avais souvent entendu mon grand-père raconter l’histoire et je me figurais que d’un instant à l’autre la porte allait s’ouvrir pour donner passage à l’inconnu. Ma sœur vida la cuillerée de métal fondu dans l’écuelle pleine d’eau et me rit gaiement au nez en voyant mon état de surexcitation. De ses mains flétries et tremblantes, mon grand-père sortit le morceau de plomb brillant et l’éleva dans la lumière. Aussitôt l’agitation s’empara de tous les assistants, les voix montèrent, s’entrecroisèrent, je voulus m’approcher, mais on me repoussa.

«Beaucoup plus tard, mon père m’a raconté que le métal en se solidifiant avait pris la forme très nette d’une petite tête ronde, imberbe, comme coulée dans un moule, et qui ressemblait si étrangement à celle du Golem que tout le monde en avait été épouvanté.

«J’en ai souvent parlé avec l’archiviste Schemajah Hillel qui a la garde des objets du culte dans la vieille synagogue ainsi que de la figurine en terre cuite du temps de l’empereur Rodolphe. Il a étudié la Cabbale et il pense que cette motte de glaise aux formes humaines pourrait bien être un présage surgi à l’époque, tout comme dans mon cas, la tête en plomb. Et l’inconnu rôdant dans les parages devait être la figure imaginaire que le rabbi du Moyen Age avait d’abord pensée avant de pouvoir l’habiller de matière et qui revenait désormais à intervalles réguliers selon les configurations astrales sous lesquelles il l’avait créée, torturée par le désir d’une vie corporelle.

«L’épouse défunte de Hillel avait vu le Golem face à face, elle aussi, et senti comme moi que l’on se trouvait dans un état de catalepsie tant que l’énigmatique créature restait proche. Elle disait croire dur comme fer que c’était sa propre âme qui, sortie de son corps, s’était tenue un instant devant elle et l’avait regardée les yeux dans les yeux, sous les traits d’une créature étrangère. Malgré une angoisse terrible, elle n’avait pas perdu une seconde la certitude que cet autre ne pouvait être qu’un fragment arraché au plus intime d’elle-même.

– Incroyable! marmonna Prokop, perdu dans ses pensées.

Le peintre Vrieslander paraissait lui aussi abîmé dans la méditation.

Puis on frappa à la porte et la vieille femme qui m’apporte le soir l’eau et ce dont je peux avoir besoin, entra, posa la cruche de terre sur le plancher et repartit sans avoir dit un mot. Nous avions tous relevé la tête et regardé autour de nous comme si nous sortions du sommeil, mais un long moment s’écoula encore dans le silence. On eût dit qu’avec la vieille une influence nouvelle s’était glissée dans la pièce, à laquelle nous devions d’abord nous habituer.

– Oui, Rosina la Rouge, c’est encore un visage dont on ne peut pas se délivrer, qu’on voit continuellement surgir des coins et recoins, dit tout à coup Zwakh, sans la moindre transition.

«Ce sourire grimaçant, figé, je l’ai connu toute ma vie! D’abord la grand-mère, ensuite la mère! Et toujours le même visage, pas un trait de changé. Le même prénom aussi, Rosina, l’une est la réincarnation de l’autre.

– Est-ce qu’elle n’est pas la fille du brocanteur Aaron Wassertrum? demandai-je.

– On le dit, répliqua Zwakh. Mais Aaron Wassertrum a de nombreux fils et de nombreuses filles qu’on ne connaît pas. Pour la mère de Rosina déjà, on ne savait pas qui était le père – ni ce qu’elle est devenue. À quinze ans elle a eu un enfant et depuis elle n’a pas reparu. Sa disparition a coïncidé, si je me rappelle bien, avec un assassinat commis à cause d’elle dans cette maison.

«Tout comme sa fille aujourd’hui, elle tournait la tête des gamins à moitié poussés. L’un d’eux vit encore, je le vois souvent mais j’ai oublié son nom. Les autres sont morts très tôt et je ne garde de ce temps-là que de courts épisodes qui passent dans ma mémoire comme des images décolorées. C’est ainsi qu’il y a eu autrefois un malheureux à moitié dément qui allait de taverne en taverne et découpait la silhouette des clients dans du papier noir pour quelques kreuzers. Quand on le faisait boire, il sombrait dans une tristesse indicible et se mettait à découper inlassablement en sanglotant le même profil aigu de jeune fille jusqu’à ce que sa provision de papier soit épuisée. D’après des recoupements, que j’ai oubliés depuis longtemps, il avait, encore presque enfant, tant aimé une certaine Rosina, sans doute la grand-mère de l’actuelle, qu’il en avait perdu la raison. Si je fais le compte des années, oui, ce ne pouvait être que la grand-mère de la nôtre.

Zwakh se tut et se laissa aller en arrière.

Une idée me traversa l’esprit: dans cette maison, le destin tourne en rond et revient toujours au même point. Et c’est alors que surgit devant mes yeux une image affreuse, celle d’un chat blessé au cerveau, que j’avais vu autrefois décrire des cercles en titubant.

– Maintenant, voilà la tête, lança tout à coup d’une voix claire le peintre Vrieslander.

Il prit une bille de bois dans sa poche et se mit à la tailler.

Une lourde fatigue s’abattit sur mes yeux et je reculai mon fauteuil pour sortir du cercle de la lumière.

L’eau pour le punch chantait dans la bouilloire et Josua Prokop remplit à nouveau-les verres. Doucement, très doucement, la musique de danse s’insinua au travers de la fenêtre fermée; souvent elle se taisait tout à fait, puis reprenait de nouveau un peu de force selon que le vent la perdait en route, ou nous l’apportait de la rue.