– Rititit. Rititit.
– Étoileu rou-ougeu, étoileu bleu-eue…
Le rugissement du vieillard était de plus en plus caverneux et furibond.
Soudain la mélodie devint plus confuse et passa progressivement au rythme du «chlapak» bohémien, danse glissée que les couples exécutent joue contre joue, collées par la sueur.
– Très bien. Bravo. Vas-y. Hep, hep! cria de l’estrade à l’intention du harpiste, un jeune cavalier en frac, élancé, monocle à l’œil; après quoi il plongea dans la poche de son vêtement et lança une pièce d’argent dans la direction du vieillard, mais celle-ci n’atteignit pas son but: je la vis étinceler au-dessus des remous de la danse, puis disparaître soudain. Un drôle – son visage m’est connu, ce doit être celui que j’ai vu à côté de Charousek au moment de l’averse – avait retiré la main qui pressait jusqu’alors rudement le fichu de sa danseuse, un geste qui fend l’air avec une rapidité simiesque sans manquer une mesure de la musique et la pièce avait disparu. Pas un muscle ne frémit dans le visage de l’individu, seuls deux ou trois couples à côté de lui ricanèrent légèrement.
– Probablement un membre du Bataillon, à en juger par son adresse, dit Zwakh en riant.
– Maître Pernath n’a sûrement jamais entendu parler du Bataillon, coupa Vrieslander avec une hâte surprenante en lançant au montreur de marionnettes un clin d’œil que je ne devais pas voir. Je comprenais très bien: c’était comme tout à l’heure, là-haut dans ma chambre, ils me traitaient en malade qu’on évite de surexciter. Il fallait que Zwakh racontât une histoire. N’importe laquelle.
Le bon vieillard me regarda d’un air si compatissant que des larmes brûlantes me montèrent du cœur jusqu’aux yeux. S’il savait comme sa pitié me faisait mal!
Je laissai échapper les premiers mots dont le montreur de marionnettes se servit pour introduire son récit, tout ce que je sais c’est que j’avais l’impression de perdre lentement mon sang. Je me sentais de plus en plus glacé, de plus en plus paralysé, comme au moment où j’avais été appuyé, visage de bois, sur le genou de Vrieslander. Puis je me trouvai soudain au beau milieu de l’histoire qui m’environnait, étrangère et sans vie comme l’extrait d’un livre de lecture.
Zwakh commença:
– Histoire du Dr Hulbert, jurisconsulte et de son Bataillon… Il faut dire qu’il avait le visage plein de verrues et des jambes tordues comme un basset. Jeune homme, il ne connaissait déjà que l’étude. Une étude sèche, énervante. Avec ce qu’il gagnait péniblement en donnant des leçons, il devait encore subvenir aux besoins de sa mère malade. Je crois bien qu’il ne savait que par les livres l’aspect qu’ont les prairies vertes, les haies et les collines pleines de fleurs et les forêts. Quant au soleil qui peut se glisser dans les petites rues noires de Prague, vous savez qu’il n’y en a pas beaucoup.
«Il passa son doctorat brillamment; cela allait de soi.
«Avec le temps, il devint jurisconsulte et célèbre. Si célèbre qu’une foule de gens, juges et vieux avocats, venaient le questionner quand ils étaient embarrassés par un point de droit. Avec tout cela, il vivait comme un mendiant, dans une pièce sans lumière dont la fenêtre donnait sur la cour de la Teynkirche.
«Des années et des années passèrent. Dans tout le pays, la réputation du Dr Hulbert, tenu pour une lumière de sa spécialité, était devenue proverbiale. Jamais on n’aurait pu croire qu’un homme tel que lui, qui commençait à avoir les cheveux blancs et que personne ne se rappelait avoir entendu parler d’autre chose que de jurisprudence fût accessible à des sentiments plus tendres. Mais c’est précisément dans ces cœurs fermés que le désir brûle avec le plus d’ardeur.
«Le jour où le Dr Hulbert atteignit le but suprême qu’il avait dû s’assigner dès le temps de ses études, c’est-à-dire le jour où Sa Majesté l’empereur de Vienne le nomma Rector magnificus de notre université, le bruit vola de bouche en bouche qu’il était fiancé à une jeune fille ravissante, de famille pauvre mais noble.
«Et, en effet, à partir de ce moment, le bonheur parut entrer chez lui. Bien que son mariage demeurât sans enfant, il choyait sa jeune femme avec amour et son plus grand plaisir était d’exaucer les moindres souhaits qu’il pouvait lire dans les yeux de celle-ci.
«Dans son bonheur, il n’oubliait cependant nullement, comme tant d’autres l’auraient fait, les souffrances de ses semblables. On assurait qu’il avait dit un jour:
– Dieu a comblé mes désirs, il a permis que devienne réalité un visage de rêve que je voyais devant moi telle une lumière depuis mon enfance, il m’a donné la créature la plus exquise que porte la terre. Alors je veux, dans la mesure de mes faibles moyens, faire retomber une parcelle de ce bonheur sur les autres.
«C’est ainsi qu’il décida de prendre un pauvre étudiant auprès de lui, pour le traiter comme un fils. Probablement en songeant au service que lui aurait rendu une aide de ce genre au temps de sa triste et laborieuse jeunesse. Mais comme il arrive souvent en ce monde, nombre d’actions qui paraissent bonnes et nobles entraînent les mêmes conséquences que les maudites, parce que nous ne savons pas bien distinguer entre celles qui portent en elles des germes empoisonnés et celles qui sont salutaires: c’est ainsi que le geste charitable du Dr Hulbert valut à celui-ci le plus amer des tourments.
«Très vite la jeune femme s’enflamma d’un amour caché pour l’étudiant et un sort impitoyable voulut que le recteur, rentrant inopinément chez lui avec un bouquet de roses pour lui souhaiter son anniversaire, la trouvât dans les bras de celui sur qui il avait accumulé les bienfaits.
«On raconte que le myosotis peut perdre à jamais sa couleur si la lueur blême et sulfureuse d’un éclair annonçant un orage de grêle tombe sur elle; assurément, l’âme du vieil homme fut à jamais foudroyée le jour où son bonheur se brisa. Le même soir, lui qui n’avait jamais su jusqu’alors ce qu’était l’intempérance, il vint ici, chez Loisitschek et y resta jusqu’à l’aube, assommé de mauvais alcools. Et ce beuglant devint son refuge pendant le restant de sa vie détruite. L’été, il dormait sur les déblais de quelque bâtiment en construction, l’hiver, ici sur les bancs de bois.
«Par un accord tacite, on lui conserva ses titres de professeur et de docteur. Personne n’aurait eu le cœur de lui reprocher sa métamorphose.
«Peu à peu, tout ce qu’il y avait de vauriens tapis dans l’ombre de la ville juive se rassembla autour de lui et c’est ainsi que prit naissance cette étrange communauté que l’on appelle aujourd’hui encore le Bataillon.
«Les connaissances encyclopédiques du Dr Hulbert en matière de loi devinrent le rempart de tous ceux que la police serrait d’un peu trop près. Si quelque condamné libéré, ne pouvant trouver un travail, risquait de crever de faim, le Dr Hulbert l’envoyait immédiatement sur la place du Marché dans la vieille ville et le bureau de la «Fischbanka» était obligé de lui fournir un complet. Si une fille sans domicile était menacée d’expulsion, il lui faisait vite épouser quelque drôle ayant droit de cité et elle devenait ainsi résidente.