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«Il connaissait des centaines d’expédients de ce genre et la police était impuissante devant ses conseils. Ce que «gagnaient» ces parias rejetés par la société était scrupuleusement versé dans une caisse commune qui subvenait aux besoins essentiels. Jamais aucun ne se rendit coupable de la plus petite tricherie. Il est possible que ce soit cette discipline de fer qui ait fait donner le nom de Bataillon à l’organisation.

«Le 1er décembre, jour anniversaire du malheur qui avait frappé le vieillard, une cérémonie bizarre se déroulait chez Loisitschek. Pressés tête contre tête autour de lui, mendiants, vagabonds, souteneurs et filles, ivrognes et chiffonniers observaient un silence religieux. Alors, le Dr Hulbert, assis dans le coin où se tiennent aujourd’hui les deux musiciens, juste sous la gravure représentant le couronnement de Sa Majesté l’empereur, leur racontait l’histoire de sa vie: comment il s’était élevé à la force du poignet, comment il avait obtenu son doctorat, puis sa nomination de Rector magnificus. Mais quand il en arrivait au moment où il était entré dans la chambre de sa jeune femme, un bouquet de roses à la main, à la fois pour fêter son anniversaire et l’heure où il l’avait prise pour la première fois dans ses bras et où elle était devenue son épouse, la voix lui manquait et il s’écroulait sur la table en pleurant. Alors il arrivait parfois que quelque fille perdue lui glissât timidement une fleur à demi fanée dans la main, de manière que personne ne pût voir le geste.

«Pendant longtemps, les assistants demeuraient immobiles. Trop durs pour pleurer, ils baissaient la tête, regardaient leurs vêtements et se tortillaient les doigts, mal assurés.

«Un matin, on trouva le corps du Dr Hulbert sur un banc en bas, près de la Moldau. Je crois qu’il était mort de froid.

«Je vois encore son enterrement. Le Bataillon s’était presque saigné à blanc pour que la cérémonie fût aussi somptueuse que possible. L’appariteur de l’université marchait en tête dans ses atours de cérémonie, portant la chaîne dorée sur un coussin cramoisi et derrière le corps, à perte de vue, les rangs du Bataillon, nu-pieds, crasseux, en haillons. L’un d’eux, qui avait vendu le peu qu’il possédait, s’était enveloppé le corps dans des vieux journaux.

«C’est ainsi qu’ils lui rendirent les derniers honneurs. Au cimetière, sur sa tombe, une pierre blanche dans laquelle trois figures sont sculptées: le sauveur crucifié entre les deux larrons. Personne ne sait qui a fait édifier ce monument, mais on murmure que c’est sa femme.

«Le testament du défunt jurisconsulte prévoyait un legs destiné à assurer une soupe gratuite chez Loisitschek à tous les membres du Bataillon. C’est pour cela qu’il y a des cuillères attachées aux tables par des chaînes, les creux dans le plateau servant d’assiette. À midi la serveuse arrive et les remplit de soupe avec une grosse pompe en fer blanc; si quelqu’un ne peut pas prouver qu’il est du Bataillon, elle aspire la soupe avec son instrument.

«La coutume est partie de cette table, transformée en histoire comique, pour faire le tour du monde.

L’impression d’un tumulte dans la salle me tira de ma léthargie. Les dernières phrases prononcées par Zwakh s’envolèrent de ma conscience. Je vis encore, l’espace d’un instant, ses mains esquisser le mouvement de va-et-vient d’un piston, puis les images se précipitèrent en une course folle devant mes yeux, si rapides, si automatiques et pourtant d’une netteté si fantastique que je me perdis dans leur mouvement comme un rouage dans une montre vivante. La salle n’était plus qu’un vaste tourbillon humain. En haut, sur l’estrade, des douzaines de messieurs en frac noir, manchettes blanches, bagues fulgurantes. Un uniforme de dragon avec des galons de chef d’escadron. À l’arrière-plan, un chapeau de dame garni de plumes d’autruche saumon.

Le visage convulsé, Loisa regardait en l’air entre les montants de la balustrade. Je vis qu’il pouvait à peine se tenir debout. Jaromir était là aussi, les yeux fixés dans la même direction, le dos collé au mur comme si une main invisible le pressait contre.

Les couples s’arrêtèrent brusquement de danser; le tavernier avait dû leur crier quelque chose qui les avait effrayés. La musique continuait, mais en sourdine, moins juste, on la sentait nettement trembler. Et pourtant le visage de Loisitschek exprimait une joie férocement maligne.

Le commissaire de police surgit soudain à la porte d’entrée les bras en croix pour que personne ne pût sortir. Derrière lui, un gardien de la paix.

– Alors, on danse toujours, ici? Malgré l’interdiction? Je ferme la boîte. Suivez-moi, le patron! Et tout ce qui est ici, en route pour le poste!

Cela sonne comme un commandement militaire.

Loisitschek ne répond pas, mais la grimace rusée reste sur son visage. Elle est simplement devenue plus figée.

L’harmonica s’est égosillé et se contente de siffloter. La harpe elle-même rentre la queue.

Brusquement les visages ne sont plus que des profils: les regards goulûment fixés sur l’estrade.

Et puis, une silhouette noire élégante descend nonchalamment les deux marches puis se dirige sans hâte vers le commissaire. Les yeux du gardien de la paix sont rivés sur les souliers vernis noirs qui glissent, glissent… Le gentilhomme s’est arrêté à un pas du policier, le toise d’un air lassé, son regard coulant de la tête aux pieds, puis remontant des pieds à la tête.

Les autres jeunes nobles, en haut, se penchent sur la balustrade et dissimulent leurs sourires derrière des mouchoirs de soie grise. Le chef d’escadron se visse une pièce d’or dans l’orbite et crache son mégot de cigarette sur la tête d’une jeune fille appuyée au-dessous de lui.

Le commissaire de police qui a verdi fixe désespérément la perle dans le plastron de l’aristocrate. Il ne peut supporter le regard indifférent, terne, de ce visage glabre et immuable au nez en bec d’aigle. Il sent qu’il perd son sang-froid, qu’il est écrasé.

Le silence de mort à l’intérieur du cabaret devient de plus en plus pénible.

– Il ressemble aux statues de chevalier qui gisent les mains croisées sur leur cercueil de pierre dans les églises gothiques, chuchote le peintre Vrieslander après un regard au gentilhomme.

Enfin l’aristocrate rompt le silence:

– A. Hum.

Il imite la voix du cabaretier.

– Voui, voui, c’est mes infités, on foit pien.

Un éclat de rire tonitruant explose dans la salle, et fait vibrer les verres. Les voyous se tiennent le ventre. Une bouteille vole contre le mur et se brise. Le tenancier bêle dans notre direction, explicatif et respectueux:

– Son Excellence, monseigneur le comte Ferri Athenstädt.

Le comte a tendu une carte de visite au commissaire. Le malheureux la prend, salue à plusieurs reprises et claque des talons. De nouveau le silence est tombé, la foule attend, retenant son souffle, ce qui va se passer.

Le gentilhomme reprend la parole.

– Les dames et les messieurs réunis ici sont, euh, sont les invités.

Son Excellence enveloppe l’assistance dans un rond de bras négligent.

«Désirez-vous, peut-être, monsieur le commissaire, euh, être présenté?