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L’autre se dérobe avec un sourire forcé, marmonne quelque chose sur «le devoir à accomplir, souvent difficile» et finit par se précipiter sur la formule:

– Je vois que tout se passe correctement dans le local.

Elle a pour effet de rappeler brusquement le chef d’escadron à la vie; il se dirige rapidement vers le chapeau à plumes d’autruche et l’instant d’après, à la grande jubilation des jeunes nobles, il tire dans la salle, en la tenant par le bras, Rosina. Complètement ivre, elle vacille, les yeux fermés. À part le grand chapeau luxueux, tout de travers, elle ne porte sur son corps nu que de longs bas roses et un frac d’homme.

Un signe, la musique attaque avec fureur «Rititit. Rititit» et engloutit le cri guttural que Jaromir, le sourd-muet, a poussé contre son mur en voyant Rosina.

Nous voulons partir. Zwakh appelle la serveuse. Le tintamarre général couvre sa voix. Les scènes qui se déroulent sous mes yeux prennent des allures fantasmagoriques, comme un rêve d’opium.

Le chef d’escadron tenant Rosina à demi nue dans ses bras l’entraîne lentement au rythme de la danse. La foule leur a fait place, respectueusement.

Puis un murmure court sur les bancs: «Le Loisitschek, le Loisitschek», les cous se tendent, et au couple qui danse un second vient se joindre, encore plus extraordinaire. Un jouvenceau à l’aspect féminin, moulé dans un tricot rose, de longs cheveux blonds ruisselant jusqu’aux épaules, les joues et les lèvres fardées comme une catin, les yeux coquettement baissés, s’accroche avec une confusion languissante à la poitrine du comte Athenstädt.

Une valse suave coule de la harpe goutte à goutte. Un violent dégoût de la vie me prend à la gorge.

Angoissé, je cherche la porte du regard: le commissaire est toujours là, détourné pour ne rien voir et chuchote avec le gardien de la paix qui met quelque chose dans sa poche, quelque chose qui cliquette comme des menottes.

Tous deux cherchent du regard Loisa le grêlé, qui tente un instant de se cacher, puis s’immobilise debout, le visage blanc comme de la craie, paralysé par la terreur.

Une image traverse ma mémoire, puis s’évanouit aussitôt: celle de Prokop tel que je l’ai vu il y a une heure, penché aux aguets sur le caniveau. Et un cri de mort jaillissant de la terre.

Je veux appeler et ne le peux pas. Des doigts glacés s’enfoncent dans ma bouche et me retournent la langue contre les dents du bas, si bien qu’elle fait comme un tampon qui m’empêche de dire un mot. Je ne vois pas les doigts, je sais qu’ils sont invisibles et pourtant je sens leur contact, physique, tangible. Et une conviction se fait jour dans mon esprit: ils appartiennent à la main fantomatique qui m’a donné le livre «Ibbour», dans ma chambre de la ruelle du Coq.

– De l’eau, de l’eau! crie Zwakh à côté de moi. On me tient la tête, on m’éclaire les pupilles avec une chandelle.

– Il faut le transporter chez lui, appeler le médecin, l’archiviste Hillel s’y connaît pour ces choses-là, conduisons-le chez lui!

Les conseils murmurés s’entrecroisent. Puis je suis placé, raide comme un cadavre, sur une civière et Prokop me porte dehors avec Vrieslander.

VII RÉVEIL

Zwakh avait gravi l’escalier en courant devant nous et je l’entendis essayer de rassurer Mirjam, la fille de l’archiviste Hillel, qui lui posait des questions anxieuses. Je ne pris pas la peine d’écouter ce qu’ils disaient et devinai, plus que je ne compris les mots, ce que Zwakh lui racontait: j’avais eu une attaque et ils venaient demander que l’on me donnât les premiers soins pour me ramener à moi.

Je ne pouvais toujours pas faire un mouvement et les doigts invisibles me tenaient la langue, mais ma pensée était ferme et sûre, le sentiment d’horreur m’avait quitté. Je savais exactement où j’étais, ce qui m’arrivait et il ne me paraissait pas du tout extraordinaire d’être déposé comme un cadavre sur une civière dans la chambre de Schemajah Hillel, puis laissé seul.

Une satisfaction calme, naturelle, celle qu’on éprouve quand on revient chez soi après une longue absence, m’emplissait le cœur.

Il faisait sombre dans la pièce et les contours flous des encadrements de fenêtre en forme de croix ressortaient sur la lueur terne des vapeurs qui montaient de la rue.

Il me semblait que tout cela allait de soi et je ne m’étonnai ni de voir Hillel entrer avec le chandelier à sept branches du sabbat, ni de l’entendre me souhaiter le bonsoir tranquillement, comme à quelqu’un dont il attendait la venue.

Une chose que je n’avais jamais remarquée particulièrement depuis le temps que j’habitais cette maison – où pourtant nous nous rencontrions souvent trois à quatre fois par semaine dans l’escalier – me frappa soudain tandis qu’il allait et venait, disposait quelques objets sur la commode puis allumait finalement les bougies d’un deuxième chandelier, lui aussi à sept branches: les proportions harmonieuses de son corps et de ses membres, ainsi que la finesse de dessin du visage étroit au noble front. Je constatai à la lumière des bougies qu’il n’était certainement pas plus âgé que moi: au maximum quarante-cinq ans.

– Tu es arrivé quelques minutes plus tôt que prévu, commença-t-il au bout d’un moment, sinon les chandeliers auraient été allumés.

Il me les montra, semble-t-il, d’un geste, s’approcha de la civière et dirigea le regard de ses yeux sombres, enfoncés, vers quelqu’un qui se trouvait à ma tête, mais que je ne pouvais pas voir. Puis il remua les lèvres et prononça une phrase sans émettre le moindre son. Aussitôt les doigts invisibles lâchèrent ma langue et la rigidité de mon corps céda. Je me redressai et regardai derrière moi: personne dans la pièce, sauf Schemajah Hillel et moi.

Donc le «tu» et l’allusion à l’arrivée attendue s’adressaient à moi?!

Ce qui me parut plus déconcertant encore que ces deux circonstances, c’est l’impossibilité où je me trouvais d’en éprouver le moindre étonnement. Hillel dut deviner ma pensée, car il sourit avec bienveillance tout en m’aidant à me lever de la civière, me désigna un fauteuil et déclara:

– Il n’y a en effet rien d’étonnant à cela. Seuls les sortilèges, les kichouph, font naître la crainte dans le cœur des hommes; la vie gratte et brûle comme une haire, mais les rayons lumineux du monde spirituel sont doux et chauds.

Je me tus, ne trouvant rien à lui répondre. Il semblait d’ailleurs n’attendre aucune réplique de ma part, car il s’assit en face de moi et enchaîna aussitôt, très serein:

«Un miroir d’argent lui-même, s’il pouvait éprouver des sensations, ne souffrirait qu’au moment du polissage. Une fois lissé et brillant, il renvoie toutes les images qui tombent sur lui sans peine ni émotion.

Il ajouta doucement:

«Heureux l’homme qui peut dire: j’ai été poli.

Il resta un instant plongé dans ses réflexions et je l’entendis murmurer une phrase en hébreu: Lischouosècho Kiwisi Adoschem [1]. Puis de nouveau sa voix sonna clair à mes oreilles:

– Tu es venu à moi profondément endormi et je t’ai réveillé. Dans le psaume de David il est écrit: «Alors j’ai parlé en moi-même: voici que je commence: c’est la droite de Yahveh qui a opéré ce changement.»

«Quand les hommes se lèvent de leur couche, ils croient avoir secoué le sommeil et ne savent pas qu’ils sont victimes de leurs sens, qu’ils vont être la proie d’un autre sommeil, bien plus profond que celui auquel ils viennent d’échapper. Il n’est qu’un seul éveil véritable et c’est celui dont tu t’approches maintenant. Si tu en parles aux hommes, ils te diront que tu as été malade, parce qu’ils ne peuvent te comprendre. C’est pourquoi il est vain et cruel de leur en parler.

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[1] En ton secours j’ai confiance, Éternel.