«Qui était l’étranger qui est venu me trouver dans ma chambre et m’a donné le livre Ibbour? L’ai-je vu éveillé, ou en rêve?» Je voulais poser ces questions à Hillel, mais avant que j’eusse pu exprimer ma pensée en mots, il m’avait répondu:
– Dis-toi que l’homme venu à toi et que tu appelles le Golem signifie l’éveil de ce qui est mort par l’esprit de vie le plus intime. Sur cette terre, les choses ne sont que des symboles éternels vêtus de poussière!
«Toutes les formes que tu vois, tu les a pensées avec les yeux. Tout ce qui s’est cristallisé en une forme était auparavant un esprit.
Je sentais des idées autrefois ancrées dans mon cerveau s’en arracher et partir à la dérive, telles des nefs sans gouvernail sur une mer infinie.
Très calme, Hillel continuait:
«Celui qui a été éveillé ne peut plus mourir. Le sommeil et la mort sont une seule et même chose.
– Ne peut plus mourir?
Une douleur sourde me saisit.
– Deux voies cheminent côte à côte: celle de la vie et celle de la mort. Tu as pris le livre Ibbour et tu as lu dedans. Ton âme a été fécondée par l’esprit de vie.
Tout criait en moi: «Hillel, Hillel, laisse-moi prendre le chemin de tous les hommes, celui de la mort!»
La gravité figea le visage de Schemajah Hillel.
«Les hommes ne prennent aucun chemin, ni celui de la vie, ni celui de la mort. Ils sont poussés comme la paille dans l’orage. Il est écrit dans le Talmud: «Avant de créer le monde, Dieu tendit un miroir aux êtres; ils y virent les souffrances spirituelles de l’existence et les délices qui les suivent. Les uns assumèrent les souffrances, mais les autres les rejetèrent et ceux-là Dieu les raya du livre des vivants.» Mais toi, tu prends un chemin, tu le parcours parce que tu l’as librement choisi – même si tu ne le sais plus aujourd’hui, tu es appelé par toi-même. Ne t’afflige pas: quand vient la connaissance, le souvenir vient aussi, progressivement. Connaissance et souvenir sont une seule et même chose.
Le ton amical, presque affectueux de Hillel me rendit le calme et je me sentis protégé, comme un enfant malade qui sait son père auprès de lui.
Levant les yeux, je vis que soudain de nombreuses silhouettes se trouvaient dans la pièce et faisaient cercle autour de nous, certaines en vêtements mortuaires blancs comme ceux des anciens rabbis, d’autres avec un tricorne et des boucles d’argent aux souliers, mais Hillel me passa la main sur les yeux et de nouveau la pièce fut vide.
Puis il m’accompagna dehors jusqu’à l’escalier et me donna une bougie allumée pour que je pusse m’éclairer jusqu’à ma chambre.
Je me couchai et voulus dormir, mais le sommeil ne vint pas et je glissai dans un état curieux, qui n’était ni rêve ni veille, ni sommeil.
J’avais éteint la lumière, mais malgré cela tout ressortait si nettement dans la pièce que je distinguais la moindre des formes. Je me sentais parfaitement à l’aise et libre de cette inquiétude particulière qui torture quand on se trouve dans de telles dispositions.
Jamais de ma vie je n’avais été en mesure de penser avec autant d’acuité et de précision. L’influx de la santé parcourait mes nerfs et ordonnait mes idées en rangs et en formations comme une armée qui n’attendait que mes ordres. Un seul appel et elles se présentaient devant moi pour exécuter tous mes désirs.
Une aventurine que j’avais voulu graver la semaine précédente sans y parvenir, car les nombreux défauts de la pierre ne pouvaient être dissimulés par les traits du visage que je me représentais, me vint à l’esprit et aussitôt la solution m’apparut: je vis exactement comment je devais guider mon burin pour utiliser au mieux la structure de la masse.
Jusqu’alors esclave d’une horde d’impressions fantastiques et de visages de rêve dont bien souvent je ne savais pas s’ils étaient idées ou sensations, je me voyais soudain seigneur et maître d’un empire unifié.
Des opérations arithmétiques, dont je n’aurais pu venir à bout auparavant que sur le papier, avec beaucoup de soupirs et de gémissements, s’ajustaient en se jouant dans ma tête, tels des puzzles. Tout cela grâce à une capacité nouvellement éveillée en moi, celle de voir et de retenir précisément ce dont j’avais besoin pour l’heure: chiffres, formes, objets ou couleurs. Et quand il s’agissait de questions qu’aucun instrument ne pouvait résoudre – problèmes philosophiques et autres – cette vision intérieure était remplacée par l’ouïe, la voix de Schemajah Hillel assumant le rôle de l’orateur.
Je faisais les découvertes les plus étranges.
Ce que j’avais laissé glisser mille fois d’une oreille à l’autre, dans la vie, sans y prêter attention, parce que ce n’était pour moi que des mots, s’incorporait soudain, chargé d’une inestimable valeur, aux fibres les plus profondes de mon être; ce que j’avais appris «par cœur», d’un seul coup je le «saisissais» comme ma «propriété». Le mystère de la formation des mots, que je n’avais jamais soupçonné, m’était révélé dans sa nudité.
Les idéaux «nobles» de l’humanité, qui m’avaient jusqu’alors traité de leur haut, avec des mines de conseillers commerciaux intègres, la poitrine constellée des décorations du pathos, retiraient désormais humblement le masque de la caricature et s’excusaient: ils n’étaient que des mendiants, mais néanmoins instruments d’une escroquerie plus insolente encore.
Est-ce que je ne rêvais pas, cependant? Est-ce que j’avais vraiment parlé à Hillel?
Je tendis la main vers la chaise à côté de mon lit.
Juste: la bougie que Schemajah m’avait donnée était là. Exultant comme un enfant à Noël quand il s’est convaincu que le merveilleux pantin est bien réel et doué d’un corps, je m’enfonçai à nouveau dans l’oreiller.
Et tel un chien de chasse, je poursuivis à la trace les énigmes spirituelles qui m’environnaient à la manière de fourrés touffus. J’essayai d’abord de remonter dans mon passé jusqu’au point où mes souvenirs s’arrêtaient. Je pensais pouvoir, à partir de là, embrasser d’un coup d’œil cette partie de mon existence qui demeurait plongée dans l’ombre par un étrange décret du destin.
Mais j’avais beau faire des efforts violents, je n’allais pas plus loin que le moment où je me voyais, debout dans la cour sombre de notre maison, apercevant par la porte cochère la boutique du brocanteur Aaron Wassertrum, comme si j’étais là depuis cent ans à graver des pierres, toujours, sans jamais avoir été enfant!
J’étais sur le point d’abandonner ma tentative d’exploration dans les fosses du passé quand je compris soudain, avec une éblouissante clarté, que si la voie royale de l’événement, large et droite, s’arrêtait à cette porte cochère, il n’en était pas de même pour une foule de petits sentiers plus étroits qui avaient toujours accompagné la grand-route jusqu’alors, mais sans que j’y prêtasse attention. «D’où tiens-tu donc les connaissances qui te permettent aujourd’hui de gagner ta vie?» La voix me hurlait presque aux oreilles. «Qui t’a appris la taille des pierres, et la gravure et tout le reste? Lire, écrire, parler, et manger, et marcher, respirer, penser et sentir?»