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Je suivis aussitôt ce conseiller intime et remontai systématiquement le cours de ma vie. Je me contraignis à réfléchir selon des enchaînements inversés, mais ininterrompus; qu’est-ce qui est arrivé à tel moment, quel en était le point de départ, qu’y avait-il avant celui-ci, etc.?

Une fois encore, je me retrouvai devant la porte cochère. Voilà, j’y suis! Plus qu’un petit saut dans le vide et le gouffre qui me sépare de l’oubli sera franchi, mais à cet instant une image surgit à laquelle je n’avais pas prêté attention dans mes pérégrinations à travers le temps: Schemajah Hillel me conduisait la main sur les yeux, exactement comme il l’avait fait auparavant dans sa chambre.

Et tout fut balayé. Jusqu’au désir d’explorer plus avant.

Un seul bénéfice durable demeurait acquis: la démonstration que l’enchaînement des événements de la vie est une impasse, si large et si praticable qu’elle puisse paraître. Ce sont les petits sentiers cachés qui ramènent dans la patrie perdue: ce sont les messages gravés dans notre corps en lettres microscopiques, à peine visibles, et non pas les affreuses cicatrices laissées par les frottements de la vie extérieure qui contiennent la solution des ultimes mystères.

De même que je pourrais retrouver le chemin menant aux jours de ma jeunesse en suivant l’alphabet de Z à A dans l’abécédaire pour arriver au point où j’avais commencé à apprendre à l’école, je comprenais désormais que je pourrais aussi pénétrer dans l’autre patrie lointaine qui s’étend au-delà de toute pensée.

Un monde en travail roulait sur mes épaules. Je songeai tout à coup que Hercule avait lui aussi porté un moment la vérité du ciel sur sa tête et un sens caché jaillit pour moi de la légende. Si Hercule était parvenu à se libérer au moyen d’une ruse en disant au géant Atlas: «Laisse-moi me nouer un bourrelet de ficelle autour de la tête pour que ce fardeau effroyable ne me brise pas le front», peut-être y avait-il quelque chemin obscur qui menait loin de cet écueil.

Un soupçon térébrant me surprit soudain: celui de faire une fois encore aveuglément confiance au commandement de mes pensées. Je me redressai et me bouchai les yeux et les oreilles avec les doigts pour ne pas être distrait par les appels des sens. Pour tuer jusqu’à la moindre pensée.

Mais ma volonté se brisa contre la loi d’airain: je ne pouvais chasser une pensée que par une autre et à peine l’une était-elle morte que la suivante se repaissait de sa chair. Je cherchai refuge dans le torrent bruissant de mon sang, mais elles me suivirent à la trace; je me dissimulai dans la martellerie de mon cœur, mais au bout de quelques instants, elles m’avaient découvert.

Une fois encore, la voix amicale de Hillel vint à mon aide et me dit:

– Reste sur ton chemin, ne t’en écarte pas!

«La clef de la science de l’oubli appartient à nos frères qui parcourent le sentier de la mort; mais toi tu as été fécondé par l’esprit de vie.

Le livre Ibbour apparut devant moi et deux lettres y flamboyaient: celle qui représentait la femme d’airain à la pulsation puissante comme un séisme, l’autre, infiniment lointaine, l’hermaphrodite sur le trône de nacre, la tête ceinte d’une couronne en bois rouge.

Puis Schemajah Hillel me passa une troisième fois la main sur les yeux et je m’endormis.

VIII NEIGE

Cher et honoré maître Pernath,

Je vous écris cette lettre dans une précipitation et une angoisse folles. Je vous en prie, détruisez-la dès que vous l’aurez lue ou mieux encore, rapportez-la moi avec l’enveloppe. Sinon, je n’aurai aucun repos.

Ne dites à âme qui vive que je vous ai écrit. Ni où vous allez aujourd’hui!

Votre bon visage si ouvert m’a, récemment (cette brève indication sur un événement dont vous avez été témoin suffira pour vous faire deviner qui vous écrit, car je n’ose pas signer de mon nom), inspiré une grande confiance, et puis le souvenir de feu votre cher père qui m’a instruite quand j’étais enfant, tout cela me donne le courage de m’adresser à vous comme au seul homme peut-être qui puisse encore m’aider.

Je vous supplie de venir ce soir vers cinq heures à la cathédrale du Hradschin.

Une dame que vous connaissez.

Je restai bien un quart d’heure assis sans mouvement, la lettre dans la main. L’étrange et solennelle gravité qui pesait sur moi depuis la veille s’était dissipée d’un seul coup, emportée par le souffle frais d’un jour nouveau. Un jeune destin venait à moi, souriant et plein de promesses. Un cœur humain cherchait du secours auprès de moi. Auprès de moi! Comme ma chambre avait pris soudain un aspect différent! L’armoire sculptée piquée des vers avait un petit air satisfait et les quatre fauteuils me faisaient penser à de vieux amis réunis autour d’une table pour jouer aux tarots en gloussant d’aise. Mes heures avaient désormais un contenu, un contenu plein de richesse et d’éclat.

Ainsi, l’arbre pourri allait encore porter des fruits!

Je sentais ruisseler en moi une force vivante qui était restée endormie jusqu’alors, cachée dans les profondeurs de mon âme, ensevelie sous les gravats accumulés par la vie quotidienne comme une source jaillit de la glace quand se rompt l’hiver.

Et je savais avec une telle certitude, tandis que je tenais la lettre, que je serais capable d’aider, de quoi qu’il pût s’agir. L’exultation qui emplissait mon cœur m’en donnait l’assurance.

Sans cesse, je relisais le passage «… et puis le souvenir de feu votre cher père qui m’a instruite quand j’étais enfant…»; j’en avais le souffle coupé. Ne sonnait-il pas comme la promesse: «Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis?» La main qui se tendait vers moi, cherchant de l’aide, me donnait en cadeau le ressouvenir si avidement désiré, elle allait dévoiler le mystère, aider à lever le rideau qui cachait mon passé.

«Feu votre cher père», comme ces mots avaient un son étrange quand je me les répétais à moi-même. Père! La durée d’un instant, je vis le visage las d’un vieillard à cheveux blancs surgir dans le fauteuil à côté de mon coffre, étranger, tout à fait étranger et pourtant si effroyablement connu, puis mes yeux revinrent à eux, cependant que les battements de mon cœur scandaient les minutes tangibles du présent.

Effrayé, je me levai brusquement: avais-je laissé passer l’heure avec mes rêveries? Un coup d’œil à la pendule: Dieu soit loué, quatre heures et demie seulement.

Je passai dans ma chambre à coucher où je pris chapeau et manteau, puis descendis l’escalier. Comme je me souciais peu, aujourd’hui, du chuchotement des coins sombres, des récriminations hargneuses, mesquines, grinchues qui en sortaient toujours: «Nous ne te lâchons pas, tu es à nous, nous ne voulons pas que tu sois heureux, ce serait joli d’avoir du bonheur dans cette maison!»

La fine poussière empoisonnée, qui m’avait toujours saisi à la gorge auparavant avec des doigts étrangleurs, fuyait aujourd’hui devant le souffle vivant de ma bouche. Arrivé devant la porte de Hillel, je m’arrêtai un instant. Fallait-il entrer?