Выбрать главу

Un rire de femme joyeux traversa le mur de l’atelier voisin et parvint jusqu’à moi. Un rire, dans ces maisons, un rire joyeux? Dans tout le ghetto, il n’y a personne qui puisse rire joyeusement. Je me souvins alors que quelques jours auparavant, Zwakh, le vieux montreur de marionnettes m’avait confié qu’un jeune homme distingué lui avait loué l’atelier pour un bon prix, assurément dans l’intention de retrouver l’élue de son cœur à l’abri des indiscrétions. Il fallait maintenant, chaque nuit, monter les meubles luxueux du nouveau locataire un à un afin que personne dans la maison ne remarquât rien. Le bon vieux s’était frotté les mains avec jubilation en me racontant cela, heureux comme un enfant d’avoir si habilement manœuvré qu’aucun des voisins ne pouvait se douter de l’existence du couple romantique. De plus, on pouvait parvenir à l’atelier en passant par trois maisons différentes. Il y avait même une trappe qui y donnait accès! Oui, si l’on ouvrait la porte de fer du grenier – ce qui était très facile d’en haut – on pouvait tomber dans l’escalier de notre maison, en passant devant ma porte et utiliser celui-ci comme sortie…

De nouveau le rire joyeux tinte, éveillant en moi le souvenir confus d’un intérieur luxueux et d’une famille noble chez qui j’étais souvent appelé, pour faire de petites réparations à de précieux objets anciens.

Soudain j’entends, tout près, un hurlement strident. J’écoute, effrayé.

La porte de fer grince violemment et l’instant d’après une dame se précipite dans ma chambre. Les cheveux défaits, blanche comme un linge, un morceau de brocart doré jeté sur les épaules nues.

– Maître Pernath, cachez-moi, pour l’amour de Dieu, ne me demandez rien, cachez-moi ici!

Avant que j’aie pu répondre, ma porte est de nouveau ouverte et aussitôt claquée.

Pendant une seconde, le visage du brocanteur Aaron Wassertrum s’est avancé, tel un horrible masque grinçant.

Une tache ronde et lumineuse surgit devant mes yeux et à la lumière de la lune je reconnais de nouveau le pied de mon lit.

Le sommeil pèse encore sur moi comme un lourd manteau de laine et le nom de Pernath est écrit en lettres d’or sur le devant de mes souvenirs.

Où l’ai-je donc vu? Athanasius Pernath?

Je crois, je crois qu’il y a bien, bien longtemps, je m’étais trompé de chapeau, quelque part, et j’avais été étonné alors qu’il m’allât aussi bien car j’ai une forme de tête très particulière. J’avais regardé à l’intérieur du chapeau inconnu et… oui, oui, il y avait écrit, en lettres dorées sur la doublure blanche:

ATHANASIUS PERNATH

J’avais eu très peur de ce chapeau à l’époque, sans savoir pourquoi.

Soudain la voix que j’avais oubliée et qui voulait toujours savoir où était la pierre ressemblant à de la graisse fond sur moi comme une flèche.

Vite, j’évoque le profil aigu de Rosina la Rouge avec son sourire doucereux et parviens ainsi à détourner le projectile qui se perd aussitôt dans l’obscurité. Oui, le visage de Rosina! Il est plus fort que la voix stupide qui ne sait pas s’arrêter et tant que je resterai caché dans ma chambre de la ruelle du Coq, je serai tranquille.

III «I»

Si je ne me suis pas trompé en croyant entendre monter derrière moi dans l’escalier à une certaine distance, toujours la même, quelqu’un qui a l’intention de venir me voir, il doit se trouver entre les deux derniers étages. Il tourne maintenant le coin où l’archiviste Schemajah Hillel a son logement et quitte les dalles de pierre usées pour passer sur le palier de l’étage supérieur qui est recouvert de briques rouges. Il suit le mur à tâtons et maintenant, exactement maintenant, il doit être en train d’épeler non sans peine mon nom sur la plaque de la porte, dans l’obscurité.

Je me postai bien droit au milieu de la pièce et regardai l’entrée. Alors la porte s’ouvrit et il entra.

Il ne fit que quelques pas dans ma direction et n’ôta son chapeau ni ne prononça la moindre formule de politesse. J’eus l’impression qu’il se comportait ainsi chez lui et trouvai tout naturel qu’il fît ainsi et pas autrement.

Plongeant la main dans sa poche, il en sortit un livre. Puis il le feuilleta longuement. La couverture était en métal ornée de rosaces et de sceaux gravés en creux, puis remplis de couleurs et de petites pierres.

Ayant enfin trouvé la place qu’il cherchait, il me la montra. Je déchiffrai le titre du chapitre: «Ibbour», «la Fécondation des âmes».

La grande capitale or et rouge tenait presque la moitié de la page que je parcourus involontairement des yeux et son bord était abîmé. Il me fallait le réparer. L’initiale n’était pas collée sur le parchemin comme dans les livres anciens que j’avais vus jusqu’alors, mais paraissait bien plutôt faite de deux feuilles d’or mince soudées en leur milieu et ses extrémités se retournaient sur les bords de la page. Donc, le parchemin avait dû être découpé à la place de la lettre? Si oui, le I devait se trouver, inversé, de l’autre côté de la page? Je la tournai et constatai que ma supposition était exacte.

Involontairement, je lus aussi cette page et celle qui lui faisait face. Et puis je lus plus loin, toujours plus loin. Le livre me parlait comme le rêve, seulement beaucoup plus clair, beaucoup plus net. Et il touchait mon cœur comme une question.

Les paroles s’échappaient en torrent d’une bouche invisible, prenaient vie et s’approchaient de moi, tournoyant et pivotant sur elles-mêmes comme des esclaves aux vêtements bariolés, puis s’enfonçaient dans le sol ou disparaissaient dans l’air en vapeurs miroitantes pour faire place aux suivantes. L’espace d’un instant, chacune espérait que je la choisirais et renoncerais à examiner les autres. Nombre d’entre elles passaient en se pavanant dans de somptueux atours, à pas lents et mesurés. Beaucoup comme des reines, mais vieillies et décrépites, les paupières fardées – avec une bouche de putain, les rides recouvertes d’un maquillage affreux. Je regardais celles qui passaient, celles qui arrivaient et mon regard glissait sur de longues files aux visages si ordinaires, si dépourvus d’expression qu’il semblait impossible de les graver dans la mémoire.

Puis elles traînèrent vers moi une femme absolument nue et gigantesque comme une divinité de la terre. Pendant une seconde, elle s’arrêta devant moi et s’inclina très bas. Ses cils étaient aussi longs que mon corps tout entier et elle montrait, sans un mot, le pouls de son poignet gauche. Il battait comme un séisme et je sentais qu’elle avait en elle la vie de tout un monde.

Un cortège de corybantes arriva des lointains à une allure folle.

Un homme et une femme s’étreignaient. Je les vis venir de loin, cependant que le vacarme du cortège se rapprochait de plus en plus.

Maintenant, j’entendais les chants sonores des extatiques, tout contre moi et mes yeux cherchaient le couple enlacé. Mais il s’était métamorphosé en une figure unique, mi-homme, mi-femme – un hermaphrodite – assis sur un trône de nacre. Et la couronne de l’hermaphrodite s’achevait en une tablette de bois rouge dans laquelle le ver de la destruction avait rongé des runes mystérieuses.

Dans un nuage de poussière, un troupeau de petits moutons aveugles arriva au trot: animaux nourriciers que l’hybride gigantesque emmenait à sa suite pour garder ses corybantes en vie.