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La pluie dévalait des toits et coulait sur le visage des maisons comme un torrent de larmes.

En avançant un peu la tête, j’apercevais ma fenêtre, au quatrième étage, ruisselante, au point que les vitres semblaient avoir fondu, opaques et grumeleuses comme de la colle de poisson.

Un torrent de boue jaune coulait dans la rue et la porte cochère se remplit de passants qui tous voulaient attendre la fin de l’averse.

– Tiens, voilà un bouquet de mariée, dit tout à coup Charousek en montrant une gerbe de myrtes fanés qui passait, emportée par l’eau sale.

Derrière nous quelqu’un éclata de rire. En me retournant, je vis que c’était un vieux monsieur à cheveux blancs, très bien mis, avec un visage de crapaud, tout boursouflé. Charousek jeta comme moi un regard en arrière et marmonna quelque chose à part lui.

Le vieillard produisait une impression désagréable. Je détournai mon attention de lui et passai en revue les maisons vilainement décolorées qui s’accotaient les unes contre les autres sous la pluie, telles de vieilles bêtes rechignées. Comme elles avaient l’air lamentable et déchu, toutes! Plantées là au hasard, elles faisaient penser à de mauvaises herbes jaillies du sol. On les a appuyées à un muret de pierre jaune, seul vestige encore debout d’un ancien bâtiment en longueur, il y a de cela deux ou trois siècles, au petit bonheur, sans tenir compte des autres. Là-bas, une maison en retrait, la façade de biais et une autre à côté, proéminente comme une canine. Sous le ciel morne elles avaient l’air endormies et l’on ne décelait rien de cette vie sournoise, hostile, qui rayonne parfois d’elles quand le brouillard des soirées d’automne traîne dans la rue, aidant à dissimuler leurs jeux de physionomie à peine perceptibles.

Depuis une génération que j’habite ici, l’impression s’est ancrée en moi, indestructible, qu’il y a des heures de la nuit et de l’aube à peine grisonnantes, où elles tiennent un mystérieux conseil muet. Souvent un faible tremblement que l’on ne saurait expliquer traverse alors leurs murs, des murmures courent sur leurs toits, tombent dans les gouttières et nous les percevons distraitement, les sens enrouillés, sans chercher leur origine.

Souvent j’ai rêvé que j’épiais leur manège spectral, apprenant ainsi avec une stupeur angoissée que ces maisons étaient les vraies maîtresses de la rue, capables de manifester leur vie et leurs sentiments, puis de les enfouir à nouveau en elles, les dissimulant la journée à ceux qui habitent là pour les faire resurgir à la tombée de la nuit, avec un intérêt usuraire.

Et si je fais défiler dans mon esprit les êtres étranges qui y logent, tels des schèmes qui ne sont pas nés d’une mère, leurs pensées et leurs actes apparemment assemblés au hasard, je suis plus enclin que jamais à croire que ces rêves recèlent de sombres vérités qui couvent dans mon âme à l’état de veille comme des impressions de contes colorés.

C’est alors que resurgit secrètement en moi la légende du Golem, cet être artificiel qu’un rabbin cabaliste a créé autrefois à partir de l’élément, ici même, dans ce ghetto, l’appelant à une existence machinale, sans pensée, grâce à un mot magique qu’il lui avait glissé derrière les dents.

De même que le Golem se figeait en une figure de glaise à la seconde où le mystérieux verbe de vie lui était retiré de la bouche, il me semble que tous ces humains tomberaient privés de leur âme si l’on faisait jaillir dans leur cerveau n’importe quel microscopique concept, un désir subalterne, peut-être une habitude sans motif ni but chez l’un, voire simplement chez l’autre la sourde aspiration à quelque chose de tout à fait indéterminé, dépourvu de consistance.

Quelle effrayante, quelle incessante attente est tapie dans ces créatures! Jamais on ne les voit travailler et pourtant elles s’éveillent dès les premières lueurs du jour pour guetter en retenant leur souffle, comme on guette une proie qui ne vient pas. Et si parfois il semble vraiment qu’un être sans défense, qui pourrait faire leur fortune, pénètre dans leur domaine, une terreur paralysante s’empare d’elles, les chasse tremblantes dans leurs trous et les empêche de profiter des moindres avantages. Personne ne semble assez faible pour qu’il leur reste la force de le dominer.

– Des bêtes de proie dégénérées, édentées, à qui l’on a pris la force et les armes, dit Charousek en me regardant d’un air hésitant.

Comment a-t-il pu savoir à quoi je pensais?

Parfois, on attise avec tant de force ses pensées qu’elles peuvent jaillir et retomber sur le cerveau d’une personne proche, comme des étincelles.

– De quoi peuvent-ils vivre? dis-je au bout d’un moment.

– Vivre? De quoi? Mais beaucoup sont millionnaires!

Je regardai Charousek. Que voulait-il dire par là? Mais l’étudiant se tut, les yeux fixés sur les images.

Pendant un instant le murmure des voix s’était arrêté sous la porte cochère et seul le sifflotis de la pluie se faisait entendre.

Qu’avait-il donc voulu dire avec ses millionnaires?

Une fois encore, on aurait cru que Charousek avait deviné mes pensées. Il me montra du doigt la boutique du brocanteur devant laquelle la pluie qui lessivait la rouille des ferrailles faisait déborder des flaques brun-rouge.

– Aaron Wassertrum, par exemple! Il est millionnaire, il possède presque un tiers du quartier juif. Vous ne le saviez pas, monsieur Pernath?

J’en restai le souffle littéralement coupé.

– Aaron Wassertrum! Le brocanteur Aaron Wassertrum, millionnaire?

– Oh, je le connais bien, reprit Charousek avec une sourde irritation, comme s’il n’avait attendu que ma question. Je connaissais aussi son fils, le Dr Wassory. Vous n’avez pas entendu parler de lui? Du Dr Wassory, le célèbre ophtalmologiste? Il y a un an encore toute la ville le portait aux nues, lui et son savoir. Personne ne savait alors qu’il avait changé de nom et qu’il s’appelait auparavant Wassertrum. Il jouait volontiers à l’homme de science fuyant le monde et si jamais la conversation en venait à la question de son origine, il laissait entendre à demi-mot, ému et modeste, que son père venait du ghetto, qu’il avait dû s’élever à force de travail, au milieu de soucis de toutes sortes et de peines indicibles, depuis les débuts les plus humbles jusqu’à la lumière de la notoriété. Oui, au milieu des soucis et des peines!

«Seulement les soucis et les peines de qui, et quel genre de moyens? Cela, il ne l’a jamais dit!

«Mais moi je sais comment les choses se sont passées dans le ghetto.

Charousek me saisit le bras et le secoua violemment.

«Maître Pernath, je suis si pauvre que j’ai peine à m’en rendre compte. Je suis obligé d’aller à moitié nu comme un vagabond, vous le voyez et pourtant je suis étudiant en médecine, je suis cultivé.

Il ouvrit son paletot d’un geste brutal et je vis avec horreur qu’il n’avait ni chemise ni gilet en dessous; il le portait à même la peau.

«Pourtant, si pauvre que je sois, c’est moi qui ai causé la perte de ce monstre, ce Dr Wassory tout-puissant, si bien considéré, et aujourd’hui encore personne ne s’en doute.

«En ville on croit que c’est un certain Dr Savioli qui a exposé ses pratiques au grand jour et qui l’a poussé au suicide. Mais moi je vous le dis, le Dr Savioli a été mon instrument, rien de plus. C’est moi seul qui ai conçu le plan, rassemblé les éléments, fourni les preuves, descellé sans bruit, imperceptiblement, pierre après pierre, l’édifice du Dr Wassory, jusqu’au jour où tout l’or du monde, toute la ruse du ghetto n’auraient pu empêcher l’écroulement, l’écroulement qui ne nécessitait plus qu’une imperceptible poussée.