Dans l’excès de ma joie, je me jetai au cou du voyou et les larmes me jaillirent des yeux.
Il m’écarta doucement et me dit sur un ton de reproche:
«Faut vous tenir en main mieux que ça, monsieur de Pernath! On a pas une minute à perdre. Les gaffes peuvent s’apercevoir illico que je suis pas dans la bonne cellule. Le Franzl et moi on a échangé nos numéros, en bas, chez le portier.
Je dus prendre un air particulièrement ahuri, car il poursuivit aussitôt:
«Si vous comprenez pas, aucune importance. Je suis ici, c’est tout ce qui faut.
– Mais dites-moi donc, que devient l’archiviste Hillel et monsieur…
Il vint à mon aide:
– Wenzel. Je m’appelle le beau Wenzel.
– Dites-moi donc, Wenzel, que devient l’archiviste Hillel et comment va sa fille?
– Pas le temps! interrompit impatiemment le beau Wenzel.
«Je peux être vidé dans une minute. Je suis ici parce que j’ai avoué un serrage de rabiot.
– Comment, vous avez commis une agression simplement à cause de moi, pour pouvoir venir me rejoindre? J’étais bouleversé.
Il secoua la tête avec mépris.
– Si j’avais fait un vrai coup, je l’aurais pas avoué. Non, mais pour qui vous me prenez?
La lumière se faisait peu à peu dans mon esprit. Le brave garçon avait usé d’une ruse pour pouvoir me remettre la lettre de Charousek.
– Bon. Commençons par le commencement – il prit un air extrêmement important. – Faut que je vous donne une leçon d’ébilebsie.
– De quoi?
– D’ébilebsie. Faites bien attention à ce que je vais vous causer et tâchez de rien oublier. Regardez de près: d’abord faut de la salive en suffisance – il se gonfla les joues et les remua comme quelqu’un qui se rince la bouche -, ensuite de la bave sur la gueule, vous voyez? – Je voyais, l’imitation était d’une répugnante exactitude. – Ensuite tous les doigts bien crochés dans la paluche. Ensuite les yeux qui ressortent – il loucha effroyablement – et ensuite, ça c’est un rien plus duraille, faut pousser un cri genre étranglé. Vous saisissez? Beu! beu! beu! et au même moment vous vous affalez raide.
Il se laissa tomber de tout son long sur le sol avec un choc qui fit trembler la maison et déclara en se relevant:
«Voilà l’ébilebsie naturelle que le Dr Hulbert, Dieu ait son âme, nous a apprise au Bataillon.
– Oui, oui, elle est imitée à s’y tromper, j’en conviens, mais à quoi tout ça peut-il servir?
– À vous faire sortir du trou, premièrement d’une, expliqua le beau Wenzel. Le Dr Rosenblatt est tout ce qui se fait de plus toquard. Quand un gars a même plus de tête, l’autre rabâche toujours qu’il est en pleine santé. Y a qu’une chose qu’y respecte: l’ébilebsie. Si on sait s’y prendre, on est illico transporté à l’infirmerie. Alors à ce moment-là – il prit un air de profond mystère – c’est un jeu d’enfant de faire la belle. Le grillage est scié et y tient plus qu’avec un peu de saloperie. C’est un secret du Bataillon! Vous avez qu’à faire bien attention pendant une nuit ou deux et quand vous entendrez une corde dégringoler du toit jusque devant la fenêtre, vous soulevez le grillage, lento pour pas réveiller personne, vous passez les épaules dans le nœud coulant; alors à ce moment-là, on vous hisse sur le toit et on vous débarque de l’autre côté dans la rue. Ni vu, ni connu!
– Mais pourquoi m’évader? objectai-je timidement. Je suis innocent.
– En voilà une raison pour pas s’évader! Le beau Wenzel me considéra d’un œil arrondi par l’étonnement.
Je dus faire appel à toute mon éloquence pour le dissuader de mettre à exécution ce plan hasardeux, qui était, ainsi qu’il me le confia, le résultat d’une conférence du Bataillon.
Il n’arrivait pas à comprendre que je repousse ce «don de Dieu» et préfère attendre ma libération.
– Quoi qu’il en soit, je vous remercie, vous et vos braves camarades du fond du cœur, lui dis-je très touché en lui serrant la main.
«Quand j’en aurai fini avec cette période difficile, mon premier soin sera de vous témoigner ma reconnaissance à tous.
– Pas la peine, me dit aimablement Wenzel. Si vous nous payez quelques verres de «Pils», on les refusera pas, et avec plaisir, mais c’est tout. Pan Charousek, qui est le trésorier du Bataillon maintenant, nous a raconté comment que vous faisiez le bien et en douce. Vous avez quelque chose à lui faire dire quand je sortirai?
– Oui, certainement, répondis-je en hâte. Qu’il aille voir Hillel et lui dise que je m’inquiète terriblement de la santé de sa fille Mirjam. Il ne faut pas qu’il la quitte des yeux. Vous vous rappellerez le nom? Hillel.
– Hirräl?
– Non: Hillel.
– Hillär?
– Non: Hillel.
Wenzel faillit se déchirer la langue sur ce nom presque imprononçable pour un Tchèque, mais finit tout de même par le maîtriser, non sans faire des grimaces épouvantables.
«Et puis, encore une chose: je voudrais que M. Charousek, je l’en prie instamment, s’occupe aussi dans la mesure où il le pourra, de la dame noble, il sait bien ce que je veux dire.
– Vous causez, probable, de la pépé de la haute qui s’était mise avec le Teuton, le Dr Sapoli? Elle a divorcé et elle est partie avec sa gosse et le Dr Sapoli.
– Vous en êtes bien sûr? Je sentis trembler ma voix. J’avais beau me réjouir profondément pour Angélina, mon cœur était serré à se briser.
J’avais porté un poids si écrasant de souci pour elle et j’étais déjà oublié.
Peut-être pensait-elle que j’étais vraiment un assassin.
Un goût amer me monta à la bouche.
Avec la délicatesse qui caractérise si curieusement les hommes les plus dévoyés quand il s’agit de choses qui touchent à l’amour, le voyou parut deviner mes pensées, car il détourna timidement le regard et ne répondit rien.
– Vous savez peut-être aussi ce que devient la fille de M. Hillel, Mirjam? Vous la connaissez? demandai-je.
– Mirjam? Mirjam? – Le visage de Wenzel se plissa sous l’effort de concentration. – Mirjam? Elle va souvent le soir chez Loisitchek?
Je ne pus réprimer un sourire:
– Non. Sûrement pas.
– Alors je la connais pas, trancha-t-il sèchement.
Nous restâmes un moment silencieux.
Je me dis qu’il y aurait peut-être quelque chose à son sujet dans la petite lettre.
– Le diable s’est tout de même décidé à emporter Wassertrum, reprit brusquement Wenzel. Vous l’aviez bien déjà entendu dire?
Je bondis, effaré.
– Couic!
Wenzel se mit le doigt sur la gorge.
«Affreux je vous le dis. Quand on a forcé la porte de sa boutique parce que ça faisait plusieurs jours que personne l’avait vu, j’étais le premier, nature, et comment! Et il était là, le Wassertrum, dans un fauteuil crasseux, avec plein de sang sur la poitrine et des yeux comme du verre. Vous savez, je suis plutôt du genre dur à cuire, mais ça m’a scié, je vous le dis et j’ai bien cru tourner de l’œil là-dedans. A fallu que je me raisonne. Wenzel que je me suis dit, Wenzel t’en fais pas, c’est jamais qu’un juif mort. On lui avait filé une lime dans la gorge et tout était sens dessus dessous dans la boutique: crime crapuleux comme on dit dans le beau monde.