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La lime! La lime! Je sentis mon souffle se glacer d’horreur. La lime! Ainsi, elle avait trouvé son chemin!

«Je sais bien qui a fait le coup, poursuivit Wenzel à mi-voix. Pour moi, c’est le vérolé, Loisa, ça fait pas un pli. J’ai trouvé son couteau de poche par terre dans la boutique et je l’ai planqué rapide pour que la police le voie pas. Il est arrivé par un souterrain.

Il s’interrompit soudain, écouta quelques secondes avec une extrême attention, puis se jeta sur l’un des grabats où il se mit à ronfler effroyablement. Au même instant le cadenas cliqueta, le gardien entra et me lança un regard méfiant. Je pris mon air le plus indifférent; quant à Wenzel impossible de le réveiller. Il fallut une série de bourrades bien appliquées pour qu’il se redresse enfin en bâillant et titube vers la sortie, suivi par le gardien. Enfiévré d’impatience, je dépliai la lettre de Charousek et lus:

12 mai

Mon pauvre cher ami et bienfaiteur,

Semaine après semaine, j’ai attendu votre libération – toujours en vain – et cherché tous les moyens possibles de réunir des éléments à votre décharge, mais sans rien trouver.

J’ai demandé au juge d’instruction de hâter la procédure, mais chaque fois il me répondait qu’il ne pouvait rien faire, que c’était l’affaire du ministère public et non pas la sienne.

Âneries administratives!

Il y a une heure seulement, est enfin survenu un fait nouveau dont j’espère le meilleur succès: j’ai appris que Jaromir avait vendu à Wassertrum une montre en or trouvée dans le lit de son frère Loisa après l’arrestation de celui-ci.

Le bruit court chez Loisitchek, que les détectives fréquentent volontiers, comme vous le savez, qu’on a retrouvé chez vous le corpus delicti, la montre de Zottmann, prétendument assassiné mais dont on n’a toujours pas découvert le cadavre. Le reste je l’ai reconstitué sans peine: Wassertrum, etc.

J’ai aussitôt fait venir Jaromir, je lui ai donné 1 000 fl.

Je laissai retomber la lettre et des larmes de joie me montèrent aux yeux: seule Angélina avait pu donner une pareille somme à Charousek. Ni Zwakh, ni Prokop, ni Vrieslander n’en possédaient autant. Elle ne m’avait donc pas oublié! Je repris ma lecture:

…donné 1 000 fl. et promis 2 000 autres s’il allait immédiatement avouer à la police qu’il avait pris la montre chez son frère, puis l’avait vendue.

Tout cela ne pourra se faire avant que cette lettre que je vous envoie par Wenzel soit déjà en route. Le délai est trop court. Mais soyez assuré que cela se fera. Aujourd’hui même. Je m’en porte garant.

Je ne doute pas un instant que Loisa ait commis le meurtre ni que la montre soit celle de Zottmann. Si contre toute attente, il n’en était rien, Jaromir sait ce qu’il a à faire: dans tous les cas, il certifiera que c’est celle qui a été trouvée chez vous. Donc courage et persévérance. Ne désespérez pas! Le jour est proche où vous serez libéré.

Mais le jour où nous nous reverrons? Viendra-t-il jamais?

Je ne sais. Je pourrais presque dire: je ne crois pas, car la fin approche à grands pas et je dois veiller à ce que la dernière heure ne me prenne pas par surprise. Mais soyez assuré d’une chose: nous nous reverrons.

Si ce n’est pas dans le monde des vivants, ni dans celui des morts, ce sera le jour où le temps se brisera, où comme il est écrit dans la Bible, le Seigneur vomira de sa bouche ceux qui étaient tièdes, ni chauds ni froids.

Ne vous étonnez pas que je parle ainsi! Jamais je n’ai abordé ces questions avec vous et quand vous avez fait un jour allusion à la Cabale, je me suis dérobé, mais je sais ce que je sais.

Peut-être me comprendrez-vous; sinon rayez de votre mémoire, je vous en prie, ce que je viens de dire. Un jour, dans mon délire, j’ai cru voir un signe sur votre poitrine. Peut-être avais-je rêvé tout éveillé.

Si vraiment vous ne me compreniez pas, sachez que j’ai eu certaines révélations – intérieures – presque depuis mon enfance, qui m’ont conduit par un étrange chemin, des révélations qui ne sauraient coïncider avec ce que nous enseigne la médecine, ou Dieu merci, ce qu’elle ignore encore, et ne saura probablement jamais.

Mais je ne me suis pas laissé abêtir par la science dont le but suprême est de garnir une «salle d’attente» que l’on ferait beaucoup mieux de démolir.

Mais assez sur ce sujet. Je vais vous raconter ce qui s’est passé entre-temps.

À la fin d’avril Wassertrum en était arrivé au point où ma suggestion commençait à opérer. Je le voyais à ce qu’il gesticulait continuellement dans la rue et parlait tout seul. C’est là un signe certain que les pensées d’un homme se pressent en tempête pour s’abattre sur leur maître. Enfin il s’est acheté un carnet pour prendre des notes. Il écrivait!

Il écrivait! À crever de rire! Il écrivait!

Et puis il s’est rendu chez un notaire. D’en bas, devant la maison, je savais ce qu’il faisait en haut: son testament. Je ne pensais d’ailleurs pas du tout qu’il me désignerait comme héritier. J’aurais probablement attrapé la chorée de joie si l’idée m’était venue.

Il m’a institué héritier parce que j’étais le seul en ce monde à qui il pût encore faire réparation, du moins il le croyait. Sa conscience l’a dupé. Peut-être aussi parce qu’il espérait que je le bénirais si, grâce à sa sollicitude, je me retrouvais brusquement millionnaire après sa mort, compensant ainsi la malédiction qu’il avait dû entendre de ma bouche dans votre chambre.

Donc ma suggestion a eu une triple action.

Il est follement drôle qu’il ait cru en secret à des représailles dans l’au-delà, alors qu’il avait laborieusement cherché à se convaincre du contraire pendant toute sa vie.

Mais il en va ainsi pour tous les esprits forts: on le voit à la fureur insensée qui les prend quand on le leur lance en plein visage. Ils se sentent démasqués. De l’instant où Wassertrum est revenu de chez le notaire, je n’ai plus cessé de le surveiller.

La nuit, j’écoutais, l’oreille collée contre les volets de sa boutique, car la décision pouvait intervenir d’une minute à l’autre.

Je crois que s’il avait débouché la fiole de poison, j’aurais entendu à travers les murs ce petit bruit tant désiré.

Il s’en est manqué d’une heure peut-être pour que s’accomplisse l’œuvre de ma vie.

Un intrus est intervenu qui l’a tué. Avec une lime.

Wenzel vous donnera les détails, demandez-les-lui, il me serait trop amer de les écrire.

Appelez cela de la superstition si vous voulez mais quand j’ai vu le sang répandu, les objets dans la boutique en étaient éclaboussés, il m’a semblé que mon âme s’enfuyait.

Quelque chose en moi, un instinct subtil, infaillible, me dit que mourir par une main étrangère, ou mourir par la sienne propre est tout différent: il aurait fallu que Wassertrum ait été obligé d’emporter son sang avec lui dans la tombe pour que ma mission soit accomplie. Maintenant, j’ai l’impression d’être au rancart, instrument qui n’a pas été jugé digne dans les mains de l’ange exterminateur!