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«Tous les hommes connaîtraient cette expérience s’ils possédaient la clef. Or la seule et unique clef, c’est que l’on prenne conscience dans le sommeil de la forme de son Moi, de sa peau pourrait-on dire, que l’on trouve les interstices étroits par lesquels la conscience se glisse entre veille et sommeil profond.

«C’est pourquoi je vous ai dit tout à l’heure, j’erre et non pas je rêve.

«La lutte pour l’immortalité est une lutte pour un spectre, pour la domination des clameurs et des spectres qui nous habitent; et l’attente de l’intronisation du Moi est l’attente du Messie.

«Le Habal Garmin spectral que vous avez vu, l’haleine des os de la Cabale, c’était le roi. Quand il sera couronné, alors le fil qui vous lie au monde par les sens physiques et le canal de la raison, ce fil se brisera.

«Vous allez me demander comment j’ai pu devenir assassin du jour au lendemain, bien que j’eusse été détaché de la vie? L’homme est comme un tube de verre dans lequel roulent des boules colorées, chez presque tous, il n’y en a qu’une. Si elle est rouge, l’homme est mauvais; si elle est jaune, il est bon. S’il y en a deux, une rouge et une jaune qui se poursuivent, alors on a un caractère instable. Nous qui avons été mordus par le serpent, nous vivons dans notre existence tout ce qu’il advient à la race entière durant une ère: les boules colorées parcourent le tube à une allure folle et quand elles sont parvenues au bout, alors nous sommes devenus des prophètes… des miroirs de Dieu.

Laponder se tut. Pendant longtemps je demeurai incapable de prononcer un mot. Ses propos m’avaient comme stupéfié.

Je finis pourtant par reprendre la conversation.

– Pourquoi m’avez-vous demandé avec tant d’anxiété de vous raconter mes expériences, alors que vous êtes si, si loin au-dessus de moi?

– Vous vous trompez, me dit Laponder. Je suis très au-dessous de vous. Je vous ai demandé cela, parce que je sentais que vous possédiez la clef qui me manque encore.

– Moi? Une clef: Ô Dieu!

– Oui, vous! Et vous me l’avez donnée. Je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui sur la terre un homme plus heureux que moi.

Dehors, des bruits. On tirait les verrous. Laponder y fit à peine attention.

– La clef, c’est l’hermaphrodite. J’en ai la certitude maintenant. Ne serait-ce que pour cela, je suis heureux qu’on vienne me chercher, parce que je toucherai bientôt le but.

Les larmes m’empêchaient de distinguer le visage de Laponder, j’entendais seulement le sourire dans sa voix.

– Et maintenant adieu, monsieur Pernath et, dites-vous le bien: ce qu’on pendra demain, ce ne seront que mes vêtements; vous m’avez révélé le plus beau… la dernière chose que j’ignorais encore. Maintenant, c’est le jour des noces.

Il se leva et suivit le gardien.

«Elles sont intimement liées à mon crime.

Telles furent les dernières paroles que j’entendis et je ne les compris qu’obscurément.

Depuis cette nuit-là, chaque fois que la lune était dans son plein, il me semblait voir le visage endormi de Laponder sur la toile grise du grabat.

Dans les jours qui suivirent son départ, j’avais entendu, montant dans la cour des exécutions, des coups de marteau et des grincements de scie qui duraient parfois jusqu’à l’aube.

Devinant ce qu’ils annonçaient, je restais des heures à me boucher les oreilles, au fond du désespoir.

Les mois succédèrent aux mois. Je vis que l’été touchait à sa fin quand le misérable feuillage de la cour tomba malade; les murs exhalaient une odeur de champignon.

Lorsque pendant la ronde mon regard tombait sur l’arbre mourant, le médaillon de la Sainte Vierge dans son écorce, je faisais involontairement la comparaison avec le visage de Laponder qui s’était si profondément gravé en moi. Je le portais partout et toujours avec moi, ce masque de Bouddha à la peau lisse, à l’étrange sourire tourné vers l’intérieur.

Une seule fois, en septembre, le juge d’instruction me fit appeler et me demanda d’un air méfiant comme je pouvais expliquer ma déclaration à la banque au sujet d’un voyage urgent, mon agitation pendant les heures précédant mon arrestation et le paquet contenant toutes mes pierres précieuses que je portais sur moi.

Lorsque j’avais répondu que je prenais mes dispositions pour me suicider, le ricanement de chèvre haineux avait de nouveau grelotté derrière le bureau.

Jusqu’alors, j’étais resté seul dans ma cellule, ce qui me permettait de suivre mes pensées sans distraction, mon chagrin pour Charousek que je supposais mort depuis longtemps et Laponder et ma tendre nostalgie de Mirjam.

Puis vinrent de nouveau d’autres prisonniers: commis voleurs au visage usé par la débauche, caissiers ventrus, «enfants perdus» comme aurait dit Vôssatka le noir, qui gâtaient mon air et mon humeur.

Un jour, l’un deux raconta, plein d’une noble indignation, qu’un assassinat avec viol avait eu lieu quelque temps auparavant dans la ville, ajoutant que par bonheur le coupable avait été aussitôt arrêté et promptement châtié.

– Il s’appelait Laponder, le coquin, le misérable! hurlait l’individu au mufle de bête féroce, condamné à quinze ans de prison pour mauvais traitements à enfant.

«Ils l’ont pris sur le fait. La lampe est tombée pendant le bigornage et la crèche a brûlé. Le corps de la petite était tellement carbonisé que personne jusqu’au jour d’aujourd’hui a pu savoir au juste qui c’était. Les cheveux noirs et une petite figure qu’elle avait, c’est tout ce qu’on a trouvé. Et le Laponder a jamais voulu lâcher son nom. Moi je lui aurais arraché la peau et j’aurais mis du poivre dessus. C’est ça les beaux Messieurs! Tous des tueurs! Comme si y avait pas d’autres moyens quand on veut se taper une fille, ajouta-t-il avec un sourire cynique.

Je bouillais de colère et j’aurais volontiers jeté le gredin par terre. Nuit après nuit, il ronflait sur le grabat qui avait été celui de Laponder. Je respirai quand il fut enfin relâché.

Mais même alors, je ne pus me débarrasser tout à fait de lui: ses propos s’étaient enfoncés en moi comme une flèche barbelée.

Presque continuellement, dans l’obscurité surtout, la crainte me rongeait que Mirjam ait pu être la victime de Laponder.

Plus je luttais contre ce soupçon, plus je m’empêtrais dans ses rets et il finit par devenir une obsession.

Parfois, surtout quand la lune brillait clair au travers du grillage, il s’atténuait: je pouvais alors faire revivre les heures passées avec Laponder et le sentiment profond que j’éprouvais pour lui chassait mon tourment. Mais trop souvent les minutes affreuses revenaient où je voyais Mirjam assassinée, carbonisée et pensais en perdre la raison.

En de tels moments les faibles indices dont je disposais pour étayer mon soupçon se renforçaient et s’organisaient en une structure sans faille: un tableau plein de détails indescriptiblement horrifiants.

Au début de novembre, vers dix heures du soir – il faisait déjà nuit noire – mon désespoir avait atteint un point tel que je mordais ma paillasse comme une bête assoiffée pour ne pas hurler lorsque soudain la porte s’ouvrit, le gardien entra et m’ordonna de le suivre chez le juge d’instruction. Je me sentais si faible que je chancelais plutôt que je ne marchais.