Выбрать главу

– Pas un mot de vrai là-dedans! interrompt le loucheur. Charousek, il a vraiment existé. Mon père a hérité de lui des milliers de florins.

– Qui est cet homme? demandai-je à mi-voix au marqueur.

– Un passeur qui s’appelle Tschamrda. En ce qui concerne Pernath, je me rappelle seulement, ou du moins je le crois, que par la suite il a épousé une très jolie juive, très brune.

– Mirjam!

Je suis si agité que mes mains tremblent et je ne peux continuer à jouer.

Le passeur se signe.

– Mais enfin qu’est-ce que vous avez donc aujourd’hui, monsieur Tschamrda? demande le marqueur étonné.

– Le Pernath, il a pas jamais vécu! crie le loucheur. Je le crois pas.

Je lui offre aussitôt un cognac pour lui délier la langue.

– Y a bien des gens qui disent que le Pernath vit encore, finit-il par articuler. J’ai entendu causer qu’il était tailleur de pierres et qu’il habitait sur le Hradschin.

– Où ça sur le Hradschin?

Le passeur se signa.

– C’est justement. Il habite où y a pas un homme vivant qui peut habiter: contre le mur à la dernière lanterne.

– Vous connaissez sa maison, monsieur… monsieur… Tschamrda?

– Pas pour rien au monde je voudrais monter là-haut! protesta le loucheur. Pour qui vous me prenez? Jésus, Marie, Joseph!

– Mais vous pourriez peut-être me montrer le chemin de loin, monsieur Tschamrda?

– Ça, oui, grommela-t-il. Si vous voulez attendre six heures du matin; c’est le moment où je descends jusqu’à la Moldau. Mais je vous le conseille pas. Vous risquez de tomber dans les fossés aux cerfs et de vous casser le cou, sans compter tous les os. Sainte Mère de Dieu!

Nous marchons ensemble dans le matin: un vent frais souffle de la rivière. Soulevé par l’impatience, je sens à peine le sol sous mes pas.

Soudain, la maison du passage de la Vieille-École se dresse devant moi.

Je reconnais chacune des fenêtres: le tuyau de descente, le grillage, les chaînages de pierre luisants comme de la graisse, tout, tout!

– Quand cette maison a-t-elle brûlé? demandai-je au loucheur. Je suis si tendu que les oreilles me bourdonnent.

– Brûlé? Jamais!

– Si. J’en suis sûr.

– Non.

– Mais enfin, je le sais! Vous voulez parier?

– Combien?

– Un gulden.

– Topez-là.

Et Tschamrda va chercher le concierge.

«La maison, elle a déjà brûlé?

– Et pourquoi donc? L’homme rit.

Je ne peux arriver à le croire.

«Voilà soixante-dix ans que j’habite ici, renchérit le concierge. Je m’en serais bien aperçu.

Curieux, curieux…

Le passeur me fait traverser la Moldau sur son bachot – huit planches mal rabotées – avec des mouvements saccadés cocasses. L’eau jaune écume contre le bois. Les toits du Hradschin lancent des éclairs rouges au soleil du matin.

Un sentiment d’allégresse indescriptible s’empare de moi.

Légèrement flou et qui semble venir d’une existence antérieure, comme si le monde autour de moi était enchanté, j’ai l’impression de vivre dans plusieurs lieux à la fois, expérience de rêve.

Je mets pied à terre.

– Je vous dois combien, monsieur Tschamrda?

– Un kreutzer. Si vous m’aviez aidé à ramer ça vous aurait coûté deux kreutzers.

Je suis de nouveau le chemin déjà parcouru la nuit dans mon sommeiclass="underline" le petit escalier solitaire du château. Le cœur battant je sais par avance ce que je vais trouver: l’arbre chauve dont les branches passent au-dessus du mur.

Non: il est couvert de fleurs blanches.

L’air est chargé de l’odeur sucrée du seringat.

À mes pieds, la ville s’étend dans la première lumière du jour comme une vision de la Terre promise.

Pas un bruit. Seulement des odeurs et des couleurs.

Je pourrais me retrouver les yeux fermés dans la curieuse petite rue des Alchimistes, tant le chemin m’est soudain devenu familier.

Mais là où cette nuit se trouvait la barrière de bois devant la maison éclatante de blancheur, une superbe grille ventrue et dorée ferme maintenant la rue.

Deux ifs jaillissant de buissons bas en fleurs flanquent la porte d’entrée dans le mur qui court derrière la grille.

Je m’étire pour regarder au-dessus des buissons et demeure ébloui par une splendeur toute neuve:

Le mur du jardin est entièrement recouvert de mosaïque. Bleu turquoise avec des fresques dorées curieusement contournées qui représentent le culte du dieu égyptien Osiris.

La porte est le dieu lui-même: un hermaphrodite dont les deux moitiés constituent les vantaux, femelle à droite, mâle à gauche. Il est assis sur un précieux trône de nacre en demi-relief et sa tête d’or est celle d’un lièvre. Les oreilles haut dressées et serrées l’une contre l’autre font penser aux deux pages d’un livre ouvert.

Une odeur de rosée et de jacinthe flotte au-dessus du mur.

Longtemps je reste là, pétrifié, stupéfait. J’ai l’impression qu’un monde inconnu, étranger, s’étend devant moi et un vieux jardinier ou un domestique avec des souliers à boucle d’argent, un jabot et une redingote bizarrement coupée s’approche par la gauche derrière la grille pour me demander, entre les barreaux, ce que je désire.

Sans un mot, je lui tends le papier contenant le chapeau d’Athanasius Pernath.

Il le prend et s’en va par la porte à deux battants.

Au moment où il l’ouvre, je vois derrière elle une demeure de marbre aux allures de temple et sur son perron:

ATHANASIUS PERNATH

et appuyée contre lui:

MIRJAM

Et tous deux regardent en bas vers la ville.

L’espace d’un instant, Mirjam se retourne, m’aperçoit, sourit et chuchote quelque chose à Athanasius Pernath.

Je suis fasciné par sa beauté.

Elle est aussi jeune que je l’avais vue cette nuit en rêve.

Athanasius Pernath se tourne lentement vers moi et mon cœur s’arrête.

C’est moi, comme si je me voyais dans, un miroir, tant son visage est semblable au mien.

Puis les battants de la porte se referment et je ne distingue plus que l’hermaphrodite chatoyant.

Le vieux domestique me remet mon chapeau et me dit – j’entends sa voix comme si elle venait des profondeurs de la terre:

– Monsieur Athanasius Pernath vous présente ses remerciements les plus reconnaissants et vous prie de ne pas tenir pour inhospitalier qu’il ne vous invite pas à entrer dans le jardin, mais c’est une règle de la maison depuis les temps les plus anciens.

Je suis chargé de vous faire savoir qu’il n’a pas porté votre chapeau car il s’est immédiatement aperçu de la substitution.

Il espère seulement que le sien ne vous a pas occasionné de migraine.

(1915)