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Qu’est-ce qu’il a pu vouloir dire par là? Il doit s’agir d’une comparaison – je cherchais à me rassurer – une de ces comparaisons morbides par lesquelles il essaie de surprendre, qu’on ne comprend pas et qui, si elles se matérialisent plus tard inopinément, peuvent effrayer comme autant d’objets aux formes inusitées sur lesquels tombe brusquement un rayon de lumière crue.

Je respirai profondément pour me calmer et dissiper l’impression affreuse que le récit de Charousek avait produite sur moi. Je regardai de plus près ceux qui attendaient avec moi sous la porte cochère. À côté de moi, le gros vieillard, celui qui avait ri de façon si répugnante un peu auparavant. Vêtu d’une redingote noire, les mains gantées, il regardait fixement de ses yeux proéminents la porte de la maison en face. Son visage rasé aux traits grossiers frémissait de surexcitation.

Involontairement, je suivis son regard et remarquai qu’il s’accrochait, fasciné, à Rosina la Rouge qui se tenait de l’autre côté de la rue, son éternel sourire aux lèvres. Le vieux s’évertuait à lui faire des signes et je voyais qu’elle s’en rendait très bien compte, mais faisait celle qui ne comprenait pas.

Finalement, n’y tenant plus, il se lança dans la boue sur la pointe des pieds, sautillant au-dessus des flaques avec une élasticité grotesque, comme un gros ballon de caoutchouc noir.

On paraissait le connaître, d’après des remarques que j’entendais partout tomber. Derrière moi, un genre d’apache, une écharpe rouge tricotée autour du cou, une casquette militaire bleue sur la tête, la cigarette derrière l’oreille, lança en grimaçant des allusions que je ne compris pas. Je saisis seulement que dans la ville juive le vieux était appelé le «franc-maçon» et que, dans leur langue, ce surnom désignait quelqu’un qui s’intéressait aux petites filles, mais que ses relations étroites avec la police assuraient de l’impunité.

Puis le visage de Rosina et le vieux disparurent dans l’obscurité du vestibule de la maison.

V VEILLÉE

Nous avions ouvert la fenêtre pour laisser s’échapper les torrents de fumée de ma petite chambre. Le vent froid de la nuit qui s’y engouffrait, souffla sur les manteaux poilus pendus devant la porte et les fit balancer doucement de-ci de-là.

– Le vénérable couvre-chef de Prokop a bien envie de s’envoler, dit Zwakh en montrant le grand chapeau mou du musicien dont les larges bords palpitaient comme des ailes noires.

Josua Prokop cligna gaiement de l’œil.

– Il le fera, dit-il, il ira probablement…

– Chez Loisitschek, musique de danse en tous genres, coupa aussitôt Vrieslander.

Prokop rit et se mit à frapper la table du plat de la main au rythme des bruits que l’air léger de l’hiver emportait au-dessus des toits. Puis il décrocha du mur ma vieille guitare, fit semblant de nouer les cordes brisées et entonna d’une voix de fausset criarde une merveilleuse chanson en argot.

– Quelle connaissance de la langue du milieu, c’est épatant!

Vrieslander éclata de rire et joignit sa basse au récitatif.

– Cette curieuse chanson est grincée tous les soirs chez Loisitschek par ce timbré de Nephtali Schaffraneck avec sa visière verte, cependant qu’une créature peinte joue de l’harmonica et hurle le texte, m’expliqua Zwakh. Vous devriez venir un soir avec nous dans ce cabaret, maître Pernath. Peut-être dans un moment quand le punch sera fini. Qu’est-ce que vous en pensez? Pour fêter votre anniversaire?

– Oui, oui, venez avec nous, dit Prokop en refermant la fenêtre. C’est quelque chose qu’il faut avoir vu.

Ensuite chacun se remit à boire du punch en suivant le fil de ses pensées.

Vrieslander sculptait une marionnette.

– Vous nous avez littéralement coupés du monde extérieur, Josua, dit Zwakh, rompant le silence. Depuis que vous avez fermé la fenêtre, personne n’a plus dit un mot.

– Je pensais seulement aux manteaux qui volaient tout à l’heure; c’est si étrange quand le vent fait bouger des choses sans vie, dit très vite Prokop, comme pour s’excuser de son silence. On a une impression extraordinaire quand on voit se soulever et flotter des objets qui gisaient jusque-là comme des morts, vous ne trouvez pas? J’ai vu un jour sur une place déserte de grands morceaux de papier tourner en rond avec une rage folle – sans que je sente le moindre souffle de vent parce que j’étais abrité par une maison – et se poursuivre comme s’ils avaient juré de s’exterminer. Un instant plus tard, ils avaient l’air calmés, mais brusquement, une hargne insensée les reprenait et ils se mettaient à courir dans toutes les directions, s’entassaient dans un coin, s’éparpillaient à nouveau comme des possédés, pour finir par disparaître derrière un angle de maison.

«Seul un journal épais n’avait pu les suivre; il restait sur le pavé, s’ouvrant et se fermant à grand bruit haineux, comme s’il avait perdu le souffle et haletait convulsivement.

«Un sombre soupçon m’avait alors envahi: et si à la fin de notre vie nous étions un peu comme ces débris de papier? N’est-ce pas quelque «vent» invisible, mystérieux, qui nous pousse ici ou là, et commande nos actes, cependant que dans notre naïveté nous croyons jouir de notre libre arbitre?

«Et si la vie en nous n’était rien autre qu’un inexplicable tourbillon de vent? Ce vent dont la Bible dit: Sais-tu d’où il vient et où il va?… Ne rêvons-nous pas parfois que nous plongeons dans l’eau profonde et que nous prenons des poissons d’argent, alors que c’est tout simplement un courant d’air froid qui glisse sur notre main?

– Prokop, vous parlez comme Pernath, qu’est-ce que vous avez? demanda Zwakh en regardant le musicien d’un air méfiant.

– L’histoire du livre Ibbour que nous avons entendue il y a un moment, quel dommage que vous soyez venu si tard, vous l’avez manquée, c’est elle qui l’a incité à la méditation, dit Vrieslander.

– L’histoire d’un livre?

– En réalité de l’homme qui a apporté le livre et qui avait une apparence étrange. Pernath ne sait ni comment il s’appelle, ni où il habite, ni ce qu’il voulait et bien que son aspect soit très frappant, il est impossible de le décrire avec précision.

Zwakh dressa l’oreille.

– Très remarquable, dit-il après une pause. Est-ce que cet étranger n’était pas imberbe, avec des yeux obliques?

– Je crois, répondis-je, je… c’est-à-dire j’en suis sûr. Vous le connaissez donc?

Le montreur de marionnettes hocha la tête.

– Il me fait penser au Golem, c’est tout.

Le peintre Vrieslander laissa retomber son couteau.

– Le Golem? J’en ai déjà tant entendu parler. Vous savez quelque chose sur lui, Zwakh?

– Qui peut dire qu’il sait quelque chose sur le Golem? répondit Zwakh en haussant les épaules. On le relègue dans le domaine des légendes jusqu’au jour où un événement survient dans les ruelles qui lui redonne brusquement vie. Alors pendant un certain temps tout le monde parle de lui, les rumeurs prennent des proportions monstrueuses et elles finissent par devenir si exagérées qu’elles sombrent du fait même de leur invraisemblance. L’origine de l’histoire remonte au XVIIe siècle, dit-on. Un rabbi de cette époque aurait créé un homme d’après des formules aujourd’hui perdues de la Cabale pour lui servir de domestique, sonner les cloches de la synagogue et faire les gros travaux. Mais ce n’était pas un homme véritable et seule une vie végétative, à demi consciente l’animait. Elle ne subsistait même qu’au jour le jour, entretenue par la puissance d’un parchemin magique glissé derrière ses dents et qui attirait les forces sidérales libres de l’univers.