Выбрать главу

C’est à ce moment que s’est produit un incident tout à fait surprenant, qui visiblement a étonné autant que nous nos nouveaux compagnons. Au-dessus de nos têtes, un petit objet noir est descendu de l’obscurité des eaux supérieures et se balançant doucement, s’est posé sur le lit de l’océan à peu de distance de l’endroit où nous marchions. C’était, bien sûr, la ligne de sonde des grands fonds du Strafford ; le capitaine procédait au sondage de ce gouffre auquel serait associé le nom de notre expédition. Nous l’avions déjà vue en cours de descente ; le drame de notre disparition avait suspendu l’opération ; mais elle avait repris ; personne à bord ne devait se douter que la ligne de sonde était tombée presque à nos pieds. Le capitaine ne devait pas non plus se rendre compte qu’elle avait touché le fond, car elle demeurait immobile dans la vase. Au-dessus de moi s’étirait la corde de piano tendue qui me reliait par huit mille mètres d’eau au pont de notre navire. Oh, si je pouvais écrire un billet et l’attacher à cette sonde ! L’idée certes était absurde ; mais pourquoi tout de même ne pas faire parvenir un message prouvant que nous n’étions pas morts ? Ma veste était recouverte par la cloche de verre, et je ne pouvais pas fouiller dans mes poches. Mais au-dessous de la taille rien ne me gênait : mon mouchoir se trouvait par hasard dans la poche de mon pantalon. Je l’ai tiré et je l’ai attaché au fil de sonde. Aussitôt après le poids s’est libéré grâce à son mécanisme automatique et j’ai vu mon tortillon blanc remonter vers le monde que je ne reverrais plus. Nos nouveaux amis ont examiné les soixante-quinze livres de plomb avec un vif intérêt : finalement ils ont décidé de les emporter avec eux.

À peine avions-nous franchi deux cents mètres en nous faufilant entre les mamelons, que nous nous sommes arrêtés devant une petite porte carrée, encadrée par des colonnes solides. En travers du linteau il y avait une inscription. La porte était ouverte : nous avons pénétré dans une grande salle nue. Une manivelle actionnait de l’intérieur un panneau glissant qui a été tiré derrière nous. Nous ne pouvions rien entendre sous nos casques de verre ; mais au bout de quelques minutes, nous nous sommes aperçus qu’une pompe puissante devait fonctionner quelque part, car le niveau de l’eau descendait avec rapidité. Moins d’un quart d’heure après, nous nous trouvions sur un dallage légèrement en pente, tandis que nos amis s’affairaient à nous retirer nos costumes transparents, Bientôt nous avons respiré de l’air pur dans une atmosphère chaude, bien éclairée. Les bruns habitants du gouffre nous souriaient, nous caressaient amicalement, nous serraient la main. Ils parlaient une langue rauque, dont le sens nous échappait totalement ; mais ce que nous comprenions bien, c’était leur sourire, et la lueur qui s’était allumée dans leurs yeux : de tels signes ne trompent nulle part dans le monde, même pas à huit mille mètres sous la surface des eaux. Nos costumes transparents ont été accrochés à des porte-manteaux scellés aux murs, et nos amis nous ont dirigés vers une porte intérieure qui ouvrait sur un long couloir en pente. Quand elle s’est refermée derrière nous, plus rien ne nous rappelait le fait stupéfiant que nous étions les hôtes involontaires d’une race inconnue au fond de l’océan Atlantique, retranchés à jamais du monde auquel nous appartenions.

Nous sentions maintenant notre fatigue, puisque cette tension effroyable avait cessé. Bill Scanlan lui-même, bien qu’il fût un Hercule de poche, traînait les pieds sur le plancher, tandis que Maracot et moi n’étions que trop heureux de nous appuyer lourdement sur nos guides. Cependant, malgré mon épuisement, je notais au passage quantité de détails. L’air provenait certainement d’une machine pneumatique, car il était diffusé par bouffées à travers des ouvertures circulaires pratiquées sur les murs. La lumière artificielle trouvait sa source à coup sûr dans une application du système de fluorescence qui commençait à retenir l’attention de nos ingénieurs européens : elle se diffusait à partir de cylindres allongés en verre clair, qui étaient suspendus le long des corniches des couloirs. Et puis nous avons été introduits dans un grand salon aux tapis épais, meublé de fauteuils dorés et de canapés inclinés évoquant confusément des tombeaux égyptiens. La foule est demeurée à l’extérieur. Seuls le chef barbu et deux serviteurs sont restés avec nous.

— Manda !

Le chef a répété ce mot à plusieurs reprises, en se frappant la poitrine. Ensuite il nous a désignés à tour de rôle, et il a répété Maracot, Headley, Scanlan jusqu’à ce qu’il les prononce parfaitement. Ces présentations faites, il nous a conviés d’un geste à nous asseoir, et il a dit quelque chose à l’un des serviteurs. Celui-ci a quitté la pièce pour revenir peu après en compagnie d’un très vieux gentleman aux cheveux blancs et à la barbe fleurie qui était coiffé d’un bizarre chapeau conique en drap noir. J’aurais déjà dû expliquer que les habitants de ce monde inconnu portaient des tuniques de couleur qui descendaient jusqu’au genou, avec de hautes bottes en peau de poisson ou en galuchat. Apparemment le vénérable vieillard était médecin, puisqu’il nous a examinés successivement. Il plaçait une main sur notre front et il fermait les yeux comme pour recevoir une impression mentale sur notre santé. Il n’a pas paru très satisfait de son examen : il a hoché la tête et a prononcé quelques paroles graves à l’adresse de Manda. Aussitôt le chef a donné un nouvel ordre à son serviteur, qui est sorti pour rapporter un plateau chargé de comestibles et d’une bouteille de vin. Nous étions trop las pour nous enquérir de ce que nous mangions, mais après ce repas nous nous sommes sentis beaucoup mieux. Nous avons été ensuite conduits dans une autre chambre ; trois lits y avaient été préparés ; je me suis laissé tomber sur le premier à ma portée. J’ai le souvenir confus de Bill Scanlan venant s’asseoir à côté de moi.

— Vous savez, cette gorgée de whisky m’a sauvé la vie ! m’a-t-il murmuré. Mais enfin, où sommes-nous ?

— Je n’en sais pas plus que vous.

— Hé bien, je me passerai du nom ! m’a-t-il répondu en bâillant et en gagnant son lit. Mais dites donc, il était fameux, leur vin ! Dieu merci, Bacchus n’est jamais descendu par ici …

Voilà les derniers mots que j’ai entendus, avant de sombrer dans le plus profond sommeil de toute ma vie.

CHAPITRE III

Quand je me suis réveillé, j’ai tout d’abord été incapable d’imaginer où je me trouvais. Les événements de la veille ressemblaient à des cauchemars confus, et je ne parvenais pas à croire que je devais les accepter en tant que faits. Émergeant de mon scepticisme, j’ai regardé autour de moi ; j’ai vu cette grande chambre aux murs nus, sans fenêtres, ces tubes de lumière rougeâtre, palpitante, qui couraient le long des corniches, ces quelques meubles, ces deux autres lits ; j’ai entendu le ronflement sonore, sur le mode aigu, que j’avais si souvent surpris à bord du Stratford dans la cabine de Maracot … C’était trop invraisemblable pour être vrai ! Il a fallu que je tâte la couverture de mon lit, que je constate l’étrange matière tissée et les fibres séchées de quelques plantes marines dont elle était faite, pour que je puisse réaliser enfin l’aventure inconcevable qui nous était arrivée. J’étais en train d’y réfléchir quand a retenti un grand éclat de rire : Bill Scanlan s’était dressé sur son séant.