— Salut, patron ! a-t-il crié en voyant que j’étais réveillé.
— Vous me semblez en pleine forme, lui ai-je répondu avec humeur. Je ne trouve pas pourtant que nous ayons tellement de sujets de rigolade !
— Hé bien, j’avais un soupçon de cafard, tout comme vous, quand j’ai ouvert les yeux ! Et puis il m’est venu une idée assez originale ; c’est elle qui m’a fait rire.
— Je ne demanderais pas mieux que de rire moi aussi ! ai-je soupiré. Quelle a été votre idée ?
— Hé bien, patron, je pensais que ç’aurait été rudement drôle si nous nous étions tous attachés à cette sonde de grands fonds. Avec nos cuirasses de verre et nos épaulettes, nous aurions pu respirer tout au long de la remontée. Alors notre vieux bonhomme Howie aurait regardé par-dessus bord, et il nous aurait vus tous les trois. Pour sûr, il se serait imaginé qu’il nous avait pris à l’hameçon. Sapristi, il en aurait fait une tête !
Nos rires conjugués ont tiré le docteur Maracot de son sommeil ; il s’est soulevé sur son lit avec une expression de stupéfaction égale à la mienne. J’ai oublié nos soucis en l’écoutant ; à ses commentaires se mêlaient tantôt une joie extasiée devant la perspective d’un champ d’études aussi vaste, tantôt un chagrin profond car il ne pouvait absolument pas espérer communiquer ses découvertes à ses confrères de la terre. Néanmoins il a condescendu à revenir aux nécessités du moment.
— Il est neuf heures … a-t-il dit.
Nous avons confronté nos montres : toutes trois indiquaient neuf heures ; mais était-ce neuf heures du matin ou neuf heures du soir ?
— … Il faut que nous tenions à jour un calendrier, a repris Maracot. Nous sommes descendus le 3 octobre. Nous sommes arrivés ici le soir du même jour. Combien de temps avons-nous dormi ?
— Ma foi, peut-être bien un mois ! a répondu Scanlan. Je ne me rappelle pas avoir dormi aussi profondément depuis le jour où Mickey Scott m’a knock-outé au sixième round !
Nous nous sommes habillés et nous avons fait notre toilette, car nous disposions de toutes les commodités de la civilisation. La porte était verrouillée ; donc nous étions prisonniers. En dépit de l’absence apparente de toute ventilation, l’atmosphère demeurait très agréable ; nous avons découvert que l’air était renouvelé par de petits trous percés dans le mur. Il y avait certainement aussi une source de chauffage central, puisqu’aucun poêle n’était visible et que la température était douce. J’ai remarqué sur l’un des murs un bouton ; je l’ai pressé ; c’était, comme je m’y attendais, une sonnette ; la porte s’est ouverte aussitôt, et un petit homme brun, vêtu d’une robe jaune, s’est encadré sur le seuil. Il nous a regardés avec affabilité ; ses yeux nous ont interrogés.
— Nous avons faim, a déclaré Maracot. Pourriez-vous nous apporter à manger ?
L’homme a secoué la tête en souriant. De toute évidence il n’avait pas compris un mot.
Scanlan a alors tenté sa chance en lui déversant à l’oreille un flot de slang très américain, mais il n’a obtenu en réponse que le même sourire aimable. À mon tour, j’ai ouvert ma bouche, y ai enfoncé un doigt : notre visiteur a vigoureusement approuvé de la tête, et en hâte il a refermé la porte.
Dix minutes plus tard, elle se rouvrait ; deux serviteurs ont roulé une petite table devant nous. Si nous nous étions trouvés au Biltmore Hotel, nous n’aurions pas fait meilleure chère. Il y avait du café, du lait chaud, des petits pains, d’exquis poissons plats, et du miel. Pendant une demi-heure nous avons été trop occupés pour discuter de la provenance de ces aliments. Les deux serviteurs ont reparu ; ils ont remporté la table, et ils ont soigneusement refermé la porte derrière eux.
– À force de me pincer, a dit Scanlan, je suis couvert de bleus. Est-ce un rêve ou quoi ? Dites, doc, c’est vous qui nous avez entraînés dans cette aventure ; il me semble qu’il vous appartient de nous dire comment vous voyez les choses.
Le docteur Maracot a hoché la tête.
— Moi aussi, je vis un rêve ; mais quel rêve merveilleux ! Quelle histoire pour le monde, si seulement nous pouvions la lui faire connaître !
— Une chose est sûre, ai-je déclaré. C’est qu’il y avait du vrai dans la légende de l’Atlantide, et que certains êtres ont admirablement réussi à la continuer dans la réalité.
— Même en admettant qu’ils l’aient continuée, a dit Bill en se grattant la tête, que je sois damné si je comprends comment ils ont de l’air, de l’eau pure et le reste ! Si le canard barbu que nous avons vu hier soir venait prendre de nos nouvelles, il nous donnerait peut-être la clef de l’énigme.
— Comment le pourrait-il, puisque nous ne parlons pas la même langue ?
— Hé bien, nous nous servirons de nos facultés d’observation ! a répondu Maracot. J’ai déjà appris une chose, en goûtant le miel du petit déjeuner. C’était du miel synthétique, comme on en fabrique sur la terre. Mais si c’est du miel synthétique, pourquoi le café et la farine ne seraient-ils pas également synthétiques ? Les molécules des éléments sont comme les pièces d’une boîte de construction, et ces pièces se trouvent tout autour de nous. Nous n’avons qu’à savoir en choisir certaines, ou parfois une seule, pour fabriquer une nouvelle substance. Le sucre devient de l’amidon, ou de l’alcool, rien qu’en changeant de pièces. Qu’est-ce qui change les pièces ? La chaleur. L’électricité. Ou autre chose peut-être que nous ignorons. Quelques pièces se modifient toutes seules : le radium devient du plomb, l’uranium devient du radium sans que nous ayons besoin d’y toucher.
— Vous croyez donc qu’ils sont très avancés en chimie ?
— J’en suis sûr ! Après tout, ils ont tout à portée de la main. L’hydrogène et l’oxygène proviennent de l’eau de mer. Ces masses de végétation constituent de l’azote et du carbone. Dans les dépôts bathyques il y a du phosphore et du calcium. Avec des préparations adroites et des connaissances suffisantes, que ne pourraient-ils pas produire ici ?
Maracot allait se lancer dans une conférence de chimie, mais la porte s’est ouverte, et Manda est entré en nous adressant de la main un signe amical. Il était accompagné du même gentleman très vénérable que nous avions vu la veille au soir. Sans doute ce dernier avait-il une réputation de savant, car il a prononcé plusieurs phrases, sans doute la même en langues différentes ; mais elles nous sont toutes demeurées incompréhensibles. Alors il a haussé les épaules et a dit quelques mots à Manda. Celui-ci a donné un ordre aux deux serviteurs vêtus de jaune, qui étaient restés à la porte. Ils ont disparu, mais ils sont revenus peu après, portant un curieux écran pourvu d’un montant de chaque côté. On aurait dit l’un de nos écrans de cinéma ; mais il était enduit d’une matière brillante qui scintillait à la lumière. L’écran a été placé contre l’un des murs. Le vieillard s’est alors placé à une certaine distance, et il a fait une marque sur le plancher. Se tenant à cet endroit, il s’est tourné vers Maracot et il s’est touché le front en montrant l’écran.
— Complètement cinglé ! a murmuré Scanlan. Il a des chauves-souris plein le beffroi.
Maracot a secoué négativement la tête pour montrer que nous ne comprenions toujours pas. Le vieillard a été déconcerté ; mais une idée lui est venue, et il a posé un doigt sur son propre corps ; puis il s’est tourné vers l’écran qu’il a regardé fixement en concentrant toute son attention. Presque aussitôt son image est apparue sur l’écran. Alors il nous a montrés du doigt, et notre petit groupe a pris sur l’écran la place de son image. En fait, nous ne ressemblions guère à notre réalité. Scanlan avait l’air d’un comique chinois, et Maracot d’un cadavre en décomposition avancée. Mais il était clair que cette image nous représentait tels que nous voyait l’opérateur.