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Nous avons croisé plusieurs groupes d’esclaves avant d’arriver à la mine. À cet endroit les dépôts des grands fonds et les couches argileuses qu’ils recouvraient avaient été creusés ; la grande fosse ainsi découverte consistait en couches alternées d’argile et de houille. Aux divers étages de l’excavation, des équipes étaient au travail ; les unes piquaient la houille, les autres la récoltaient pour en faire des tas qu’elles plaçaient dans des paniers hissés ensuite jusqu’au carreau. La mine était si vaste que nous ne distinguions pas l’autre face de cette fosse que tant de générations de travailleurs avaient creusée dans le lit de l’Océan. La houille, transformée par la suite en électricité, était à l’origine de la puissance motrice qui actionnait toutes les machines de l’Atlantide. À ce propos, il est intéressant de mentionner que le nom de la vieille ville a été correctement conservé dans les légendes : lorsqu’en effet nous l’avons prononcé devant Manda et d’autres, ils ont été bien surpris que nous le connaissions, et ils ont fait de grands signes de tête affirmatifs pour montrer qu’ils comprenaient.

Nous avons bifurqué sur la droite de la mine, et nous sommes arrivés devant une ligne de petites falaises basaltiques, aussi nettes et aussi luisantes que le jour où elles avaient émergé des entrailles de la terre ; leurs sommets, qui surplombaient à cent ou cent cinquante mètres, se dessinaient confusément. La base de ces falaises volcaniques plongeait dans une jungle de hautes algues, qui poussaient sur des masses de coraux crinoïdes. Nous nous sommes promenés quelque temps le long de cette jungle ; nos compagnons la battaient avec leurs bâtons et en chassaient pour nous amuser un extraordinaire assortiment de poissons et de crustacés ; de temps à autre ils en mettaient un de côté pour leur table familiale. Nous avions marché pendant près de deux kilomètres en toute insouciance quand j’ai vu Manda s’immobiliser soudainement et regarder autour de lui en manifestant par des gestes autant d’alarme que de surprise. Le sens de ce langage sous-marin, vite compris de ses compagnons, ne nous a pas échappé non plus : le docteur Maracot avait disparu.

Il nous avait certainement accompagnés à la mine de houille et jusqu’aux falaises basaltiques. Et non moins certainement il ne nous avait pas dépassés ; il devait donc se trouver quelque part derrière nous, près de la jungle d’algues marines. Nos amis étaient bouleversés ; mais Scanlan et moi, qui connaissions l’excentricité et les distractions du savant, étions persuadés qu’il n’y avait pas lieu de nous inquiéter, et que nous le découvririons bientôt, flânant autour de quelque nouveauté océanique qui l’avait captivé. Nous sommes donc revenus sur nos pas, et nous n’avions pas fait une centaine de mètres que nous l’apercevions.

Mais il courait ! Et il courait avec une agilité inattendue de la part d’un homme de science. Il est vrai que le moins athlétique des hommes peut courir quand la peur l’y oblige. Le Professeur courait, mains tendues pour demander du secours ; il butait, il chancelait, mais il courait de toute la vitesse de ses jambes. Il avait pour cela un bon motif : trois bêtes horribles le talonnaient ; c’étaient des crabes tigrés à carapace rayée de bandes noires et blanches ; leur taille valait bien celle d’un gros terre-neuve. Par chance ils ne se hâtaient que lentement en se déplaçant sur le flanc, mais ils gagnaient de vitesse notre Professeur terrorisé.

Leur souffle étant meilleur, ils auraient sans doute refermé sur lui leurs horribles pinces si nos amis n’étaient intervenus d’extrême justesse. Ils se sont élancés en brandissant leurs bâtons pointus, et Manda a allumé la puissante lampe électrique qu’il portait à sa ceinture ; surpris, les monstres ont alors préféré se réfugier dans la jungle, et nous les avons perdus de vue. Notre camarade s’est effondré sur un bouquet de corail ; son visage ravagé traduisait son épuisement. Il nous a raconté qu’il avait pénétré dans la jungle pour s’approprier un spécimen rare des chimères des grands fonds, et qu’il était tombé sur le nid de ces féroces crabes tigrés, lesquels s’étaient immédiatement lancés à sa poursuite. Ce n’est qu’après un long repos qu’il s’est déclaré prêt à se remettre en route.

Après avoir longé les falaises basaltiques, nous sommes arrivés au but de notre excursion. La plaine grise était recouverte à cet endroit par des proéminences irrégulières, et de larges mamelons ; sous leur masse reposait la cité antique. Elle aurait été complètement ensevelie sous le limon, comme Herculanum le fut par la lave du Pompéi par les cendres, si une voie d’accès n’avait pas été creusée par les survivants du temple. Cette voie était une entaille longue, en pente inclinée, qui aboutissait à une large rue bordée de grands bâtiments. Les murs de ces bâtiments étaient par endroits craquelés et fracassés, car ils n’avaient pas été construits aussi solidement que le temple, mais leur intérieur était presque partout dans le même état qu’au jour de la catastrophe, à cette exception près que la mer avait modifié, merveilleusement dans certains cas et horriblement dans d’autres, l’aspect des salles. Nos guides nous ont fait signe de ne pas visiter les premières que nous avons aperçues ; ils nous ont conduits jusqu’à ce qui avait certainement été la grande citadelle centrale, ou le palais autour duquel toute la ville s’était agglomérée. Piliers, colonnes, corniches sculptées, bas-reliefs, escaliers, dépassaient en dimensions tout ce que j’avais vu sur la terre. Les restes du temple de Karnak à Louqsor en Égypte sont ce qui s’en rapproche le plus. D’ailleurs, fait curieux, les décorations et les inscriptions à demi-effacées ressemblaient par certains détails à celles des célèbres ruines à côté du Nil, et les chapiteaux des colonnes, en forme de lotus, étaient identiques. Il n’était pas banal, croyez-moi, de marcher sur ces dalles de marbre disposées en damier, d’arpenter ces immenses salles où des statues gigantesques nous dominaient de toute leur taille, et de voir en même temps de grandes anguilles argentées glisser au-dessus de nos têtes, tandis que des poissons épouvantés s’écartaient en hâte de la lumière que nous projetions pour nous éclairer. Nous avons fait le tour des salles, non sans remarquer tous les indices du luxe et parfois même de la lascivité démentielle qui, si l’on en croit la légende, aurait entraîné sur le peuple la malédiction divine. Une petite chambre, adorablement incrustée de nacre, scintillait encore maintenant de toutes ses teintes opalescentes sous l’effet de la lumière ; une estrade décorée d’un métal jaune supportait un lit doré : nous nous trouvions peut-être dans la chambre à coucher d’une reine ; mais à côté du lit un hideux calmar noir soulevait son corps sur un rythme lent et furtif, comme si un mauvais cœur battait encore dans la pièce. J’ai été content quand nos guides nous ont fait sortir. Nous avons vu un amphithéâtre en ruines, puis une jetée avec un phare à son extrémité : la ville avait été un port de mer. Finalement nous avons quitté ces lieux sinistres pour nous retrouver dans la plaine bathybienne.

Nos aventures n’étaient pas terminées : nous allions en vivre une, alarmante pour nos compagnons comme pour nous-mêmes. Nous étions presque rentrés, quand l’un de nos guides a désigné en l’air un objet qui avait l’air de l’inquiéter. Levant le nez, nous avons vu quelque chose d’extraordinaire : des ténèbres des eaux, une énorme silhouette sombre se détachait rapidement ; tout d’abord elle a pris l’aspect d’une masse informe, mais quand elle a émergé à la lumière, nous avons vu qu’il s’agissait du cadavre d’un poisson monstrueux, qui avait littéralement éclaté puisqu’il traînait derrière lui ses entrailles. Sans doute les gaz l’avaient maintenu dans les couches supérieures de l’Océan jusqu’à ce qu’ils eussent été libérés par la putréfaction, ou par les morsures des requins ; il n’était plus resté alors que son poids brut qui avait précipité cette grosse masse au fond de la mer. Déjà au cours de notre promenade nous avions observé plusieurs grands squelettes curés par les poissons ; mais cette bête inconnue donnait l’impression qu’elle vivait encore, malgré son éventration. Nos guides nous ont poussés à l’écart du chemin emprunté par cette masse en chute libre. Nos cloches vitreuses nous ont empêchés d’entendre le bruit mat du choc contre le lit de l’Océan, mais il a dû être prodigieux, car le limon a volé en l’air en projetant mille éclaboussures. C’était un cachalot qui mesurait vingt-cinq mètres de longueur. D’après la mimique allègre de nos compagnons, j’ai deviné qu’ils sauraient fort bien utiliser les spermacetis et la graisse de l’animal. Pour l’instant, nous avons laissé là son cadavre et, ravis de notre excursion mais fourbus par manque d’entraînement, nous nous sommes débarrassés peu après de nos costumes transparents sur le plancher en pente du hall d’arrivée.