Mais je reviens à l’arrivée de Scanlan dans notre chambre.
— Dites donc, il y en a un qui vient juste de rentrer, et si excité qu’il en oubliait de retirer sa cloche ! Il pérorait depuis plusieurs minutes avant d’avoir compris que personne ne l’entendait. Quand il l’a retirée, alors ç’a été un bla-bla-bla débité tout d’une haleine, et à présent ils le suivent tous vers la base avancée. Je vous invite à foncer dans l’eau, car il se passe certainement quelque chose qui vaut la peine d’être vu.
Nous sommes sortis en courant, et nous avons découvert que tous nos amis se précipitaient dans le couloir ; nous nous sommes joints à la procession, nous nous sommes « mis sous cloche » et nous nous sommes mêlés à la foule qui s’élançait sur le lit de l’Océan, conduite par le messager. Nous avions du mal à suivre l’allure des Atlantes ; mais ils avaient emporté des lampes électriques, dont la réverbération nous a guidés, malgré nos nombreuses chutes. Ils longeaient la base des falaises basaltiques ; puis ils se sont engagés dans une sorte d’escalier aux marches creusées par les pas ; cet escalier menait au sommet des falaises ; le relief y était accidenté, parsemé de pics déchiquetés et aussi de profondes crevasses. Notre marche n’en a pas été favorisée. Au sortir de ce chaos de lave antique, nous avons débouché sur une plaine circulaire, éclairée par la phosphorescence ; en son milieu j’ai distingué quelque chose dont l’aspect m’a cloué sur place. J’ai regardé mes compagnons : leurs physionomies reflétaient une émotion aussi intense que la mienne.
À demi-enseveli dans le limon, un steamer de bonne taille était couché. Sa cheminée était cassée à angle droit, et le mât de misaine coupé ras ; à part cela, le navire paraissait intact, aussi propre et net que s’il venait de quitter le quai. Nous avons couru sous l’étrave. Jugez de nos sentiments quand nous avons lu « Stratford, London » Notre navire nous avait suivis dans le gouffre Maracot !
Bien sûr, après le premier choc, nous avons été moins surpris … Nous nous sommes rappelé le baromètre qui tombait, les voiles rentrées du petit bateau norvégien, le gros nuage noir à l’horizon. Un cyclone subit avait dû éclater, assez violent pour envoyer par le fond notre Stratford. Il n’était que trop évident que tout l’équipage avait péri, car la plupart des canots pendaient des bossoirs dans un état plus ou moins avancé de destruction ; par ailleurs, aucun canot n’aurait survécu à un ouragan pareil. La tragédie avait dû se dérouler une ou deux heures après notre drame personnel. Peut-être la ligne de sonde que nous avions vue avait-elle été ramenée juste avant le coup fatal ? C’était terrible, mais fantastique, de penser que nous étions encore en vie, tandis que ceux qui nous avaient pleurés étaient eux-mêmes anéantis. Nous avons été incapables de préciser si le navire avait été dérivé entre deux eaux ou s’il gisait depuis quelque temps déjà là où un Atlante venait de le découvrir.
Le pauvre capitaine Howie, ou plutôt ce qui restait de lui, était encore à son poste sur le pont, avec les mains crispées sur le bastingage. Son corps, les corps de trois chauffeurs dans la salle des machines étaient les seuls à avoir sombré avec le navire. Ils ont été retirés selon nos directives, et ensevelis sous le limon ; des couronnes de fleurs marines ont été déposées sur leur tombe. Je fournis ces détails avec l’espoir qu’ils pourront apporter un peu de réconfort à Madame Howie dans son chagrin. Nous ignorions les noms des chauffeurs.
Pendant que nous accomplissions ce dernier devoir, les petits Atlantes se répandaient sur le Strafford. Ils se faufilaient partout ; on aurait dit des souris sur un fromage. Leur nervosité, leur curiosité nous ont révélé que c’était sans doute le premier navire moderne, le premier steamer, qui avait sombré près d’eux. Nous avons en effet constaté plus tard que leur appareil d’oxygène sous la cloche vitreuse ne leur permettait pas de demeurer longtemps éloignés du poste de recharge ; leur champ d’action pour explorer le fond de la mer était donc limité à quelques kilomètres. Ils se sont affairés immédiatement à démolir l’épave et à emporter tout ce qui leur semblait d’une utilité quelconque. Nous avons été assez satisfaits, pour notre part, de faire un tour jusqu’à nos cabines afin d’en retirer des vêtements et des livres qui n’étaient pas complètement hors d’usage.
Parmi les divers objets que nous avons récupérés, figurait le journal de navigation du Stratford ; le capitaine l’avait scrupuleusement tenu à jour jusqu’au moment du sinistre. Vraiment il était étrange que nous pussions le lire, tandis que son auteur avait péri ! Voici la dernière page :
« 3 octobre. — Courageux mais téméraires, les trois explorateurs sont aujourd’hui descendus, contre ma volonté et malgré mes conseils, dans leur cage d’acier vers le fond de l’Océan, et l’accident que j’avais prévu s’est produit. Que leurs âmes reposent en paix ! Leur descente a commencé à onze heures du matin, et je me demandais si je ne ferais pas mieux de leur interdire cette expérience, car un grain s’annonçait. Je regrette de ne pas avoir obéi à mon impulsion, mais je n’aurais fait que retarder une tragédie inévitable. Je leur ai dit adieu à chacun, avec la certitude que je ne les reverrais jamais. Pendant quelque temps, tout s’est bien passé ; à onze heures quarante-cinq ils avaient atteint une profondeur de trois cents brasses, et ils touchaient le fond. Le docteur Maracot a envoyé plusieurs messages ; tout semblait se dérouler normalement, quand j’ai tout à coup entendu sa voix bouleversée, et le câble s’est mis à s’agiter avant de se rompre, brutalement. Il sembla qu’ils se trouvaient à cet instant au-dessus d’un gouffre profond, car sur l’ordre du docteur Maracot le navire s’était très lentement avancé. Les tubes d’air ont continué à fonctionner jusqu’à une distance que j’évalue à huit cents mètres ; puis ils se sont rompus eux aussi. Nous n’avons désormais plus aucun espoir d’avoir des nouvelles du docteur Maracot, de Monsieur Headley ou de Monsieur Scanlan.
« Et cependant il me faut relater une chose extraordinaire, mais sur laquelle je n’ai pas le temps de m’appesantir, car le temps se gâte et un orage menace. Une sonde de grands fonds avait été descendue en même temps ; la profondeur enregistrée a été de l’ordre de huit mille mètres. Le poids a été, comme de juste, abandonné au fond, mais le filin a été remonté et, pour aussi incroyable que cela paraisse, le mouchoir de Monsieur Headley y était accroché. L’équipage en a été tout surpris ; personne n’a pu s’expliquer comment ce miracle s’était produit. J’y reviendrai plus tard. Nous sommes restés quelques heures dans les parages dans l’espoir d’apercevoir quelque chose à la surface, et nous avons remonté le câble, dont le bout était déchiqueté. Mais il faut que je m’occupe du navire : je n’ai jamais vu un ciel plus redoutable ; le baromètre dégringole. »
Voilà comment nous avons reçu les dernières nouvelles de nos anciens compagnons. Un cyclone terrible s’est sans aucun doute abattu sur le navire et l’a coulé.
Nous avons tourné autour de l’épave jusqu’à ce qu’un certain manque d’air sous nos cloches de verre et la sensation d’un poids oppressant sur nos poitrines nous aient avertis qu’il était grand temps de songer à notre retour. C’est au cours de ce retour qu’une aventure nous a montré les dangers imprévisibles auxquels sont exposés les habitants des grands fonds marins, et nous a expliqué pourquoi leur nombre, en dépit des siècles écoulés, avait relativement peu augmenté : y compris les esclaves grecs, la population n’excédait pas plus de quatre ou cinq mille âmes. Nous avions donc redescendu les marches, et nous longions la jungle qui borde les falaises de basalte, quand Manda a levé le bras en l’air pour désigner quelque chose et il a fait de grands signes à l’un des membres de notre groupe qui se trouvait à quelque distance. En même temps, avec ceux qui l’entouraient, il a couru vers de grosses pierres ; nous nous sommes tous abrités derrière elles. C’est alors que nous avons compris la cause de leur frayeur. À quelques mètres au-dessus de nos têtes, descendant rapidement, un énorme poisson d’une forme tout à fait exceptionnelle, était apparu. On aurait dit un grand lit de plumes flottant, moelleux et rembourré, blanc par en-dessous, avec une longue frange rouge dont la vibration le propulsait dans l’eau. Il ne semblait posséder ni bouche ni yeux ; mais il n’a pas tardé à nous prouver son agilité extraordinaire. Le membre de notre groupe qui se trouvait à découvert a voulu rejoindre notre abri, mais il s’y était pris trop tard. J’ai vu son visage convulsé de terreur. Le monstre l’a enlacé de tous côtés ; il palpitait d’une manière épouvantable en l’enveloppant ; il le serrait comme s’il voulait l’écraser contre les rochers de corail. La tragédie se déroulait à quelques mètres de nous ; cependant nos compagnons étaient tellement surpris par sa soudaineté qu’ils semblaient paralysés. C’est Scanlan qui a effectué une sortie et qui, sautant sur le large dos du monstre (un dos taché de rouge et de brun) a enfoncé le bout pointu de son bâton de métal dans l’enveloppe molle de la bête.