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Pendant ces premières semaines, j’ai essayé de gagner l’amitié de Maracot. Tentative difficile ! En premier lieu, il est l’homme le plus distrait et le plus absorbé qui soit au monde. Vous vous rappelez votre rire rentré quand vous l’avez vu donner un penny au liftier parce qu’il se croyait dans un autobus. La moitié du temps il se plonge dans ses pensées, et il a l’air de ne plus savoir où il est, ni pourquoi il est là. En deuxième lieu, je le trouve terriblement cachottier. Il travaille beaucoup sur des papiers et sur des cartes qu’il essaie de me dissimuler chaque fois que je pénètre dans sa cabine. Je crois fermement qu’il nourrit un dessein secret ; mais tant que nous serons susceptibles de relâcher dans un port, il ne le communiquera à personne. Telle est mon impression ; Bill Scanlan la partage. Bill est venu me trouver un soir dans le laboratoire où je vérifiais la salinité des échantillons de nos sondages hydrographiques.

— Dites donc, Monsieur Headley, à votre avis, qu’est-ce que ce type a dans la tête ? Qu’est-ce qu’il mijote ?

— Je suppose, ai-je répondu, que nous ferons ce qu’ont fait avant nous le Challenger et une douzaine d’autres navires d’exploration : nous ajouterons au répertoire des poissons quelques espèces nouvelles, et quelques précisions à la carte bathymétrique.

— Allons, allons ! Vous ne le jureriez pas sur votre vie ! En tout cas, si c’est là votre opinion, creusez-vous la cervelle pour trouver autre chose. D’abord, pourquoi suis-je ici, moi ?

— Pour le cas où les machines tomberaient en panne, non ?

— Zéro pour les machines ! Les machines du navire, c’est l’affaire de MacLaren, l’ingénieur écossais. Non, Monsieur, ce n’est pas pour m’occuper de ces machines à âne que les patrons de Merribank ont désigné leur meilleur spécialiste. Croyez-vous que je gagne cinquante dollars par semaine pour des prunes ? Venez par ici : je vais vous affranchir.

Il a tiré une clef de sa poche et il a ouvert une porte, au fond du laboratoire ; nous avons descendu une échelle jusqu’à une partie de la cale qui avait été complètement dégagée ; quatre objets volumineux et brillants émergeaient de la paille dans leurs caisses. C’étaient des feuilles plates d’acier avec des chevilles et des rivets compliqués le long des arêtes. Chaque feuille avait à peu près un mètre carré en surface, quatre centimètres d’épaisseur, et elle était percée en son milieu d’un trou circulaire de trente centimètres de diamètre.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? ai-je demandé.

La physionomie peu ordinaire de Bill Scanlan (il ressemble à la fois à un comique de vaudeville et à un boxeur professionnel) s’est éclairée d’un sourire.

– Ça ? C’est mon bébé, Monsieur, a-t-il chantonné. Oui, Monsieur Headley, voilà pourquoi je suis ici. Il y a un fond en acier pour compléter ce truc, là, dans la grosse caisse. Et puis il y a un haut, comme un couvercle, avec un grand anneau pour une chaîne ou pour un câble. Maintenant, regardez le fond du navire …

J’ai vu une plateforme carrée, en bois ; elle avait des écrous à chaque angle ; elle était donc détachable.

—  … Il y a un double fond, m’a expliqué Scanlan. Peut-être que le type est complètement cinglé ; peut-être en a-t-il plus dans la cervelle que nous le supposons. Mais si je devine juste, il a l’intention de construire une sorte de chambre (les fenêtres sont entreposées ici) et de la descendre par le fond du navire. Il a embarqué des projecteurs électriques ; je parie qu’il les disposera près des hublots ronds pour voir ce qui se promène tout autour.

— Il aurait pu étaler au fond du navire une feuille de cristal comme dans les bateaux de l’île Catalina, si c’était là son idée, ai-je murmuré.

— Vous m’ouvrez des horizons ! a répondu Bill Scanlan en se grattant la tête. La seule chose dont je sois sûr, c’est que j’ai été mis à sa disposition et que je dois faire de mon mieux pour l’aider dans ce truc idiot. Jusqu’ici il ne m’a rien dit ; je ne lui ai rien dit non plus ; mais j’ouvre l’œil, et si j’attends assez longtemps j’apprendrai tout ce qu’il y a à savoir.

Voilà comment j’ai mis le nez dans notre mystère. Ensuite nous avons traversé une zone de vilain temps ; après quoi nous avons traîné quelques chaluts en eau profonde au nord-ouest du cap Juby, juste à côté de la côte ; nous avons lu des températures et enregistré des salinités. C’est assez sportif, ce dragage dans l’eau profonde avec un chalut qui ouvre une gueule de six mètres de large pour avaler tout ce qui se trouve sur son chemin. Parfois il plonge à quatre cents mètres et ramène tout un éventaire de poissonnerie. Parfois, à huit cents mètres de fond, il récolte un lot tout à fait différent ; chaque couche océanique possède ses propres habitants, aussi distincts que s’ils vivaient dans des continents différents. Il nous est arrivé de remonter une demi-tonne de gélatine rose, la matière brute de la vie. Il nous est arrivé aussi de ramener une épuisette de limon qui sous le microscope se divisait en millions de petites boules rétiformes séparées par de la boue amorphe. Je ne vous fatiguerai pas avec les brotulides et les macrurides, les ascidies et les holothuries, les polyzoaires et les échinodermes. Vous pensez bien que nous avons agi en moissonneurs diligents de la mer. Mais j’ai eu constamment l’impression que Maracot ne s’intéressait guère à ce travail, et qu’il avait d’autres plans dans sa momie de tête. J’aurais parié qu’il expérimentait ses hommes et son matériel avant de se lancer dans une entreprise d’envergure.

J’en étais à cet endroit de ma lettre quand je me suis rendu à terre pour une dernière petite marche à pied, car nous appareillons demain matin de bonne heure. J’ai d’ailleurs aussi bien fait : sur la jetée une bagarre menaçait, et Maracot avec Bill Scanlan s’y trouvaient fortement compromis. Bill est un peu boxeur, et il possède ce qu’il appelle le K. O. dans chaque mitaine ; mais ils étaient entourés d’une demi-douzaine d’indigènes du cru armés de couteaux, et il était temps que je misse mon grain de sel. Le Professeur avait loué l’une de ces boîtes locales baptisées fiacres, il s’était fait voiturer sur la moitié de l’île pour en examiner la géologie, mais il avait complètement oublié d’emporter de l’argent sur lui. Au moment de payer la course, il n’avait pu se faire comprendre par ces rustres, et le cocher lui avait chapardé sa montre pour être sûr de ne rien perdre. Sur quoi, Bill Scanlan était entré en action. Mais ils se seraient retrouvés étendus pour le compte avec le dos comme des pelotes à épingles si je n’étais intervenu avec quelques dollars. Tout s’est bien terminé, et pour la première fois Maracot s’est montré humain. De retour à bord, il m’a introduit dans la petite cabine qu’il s’est réservée, et il m’a remercié.

– À propos, Monsieur Headley, m’a-t-il demandé, je crois que vous n’êtes pas marié ?

— Non, Monsieur. Je ne suis pas marié.

— Vous n’êtes pas non plus chargé de famille ?

— Non.

— Bravo ! s’est-il exclamé. Je ne vous ai pas encore parlé du but précis de cette croisière parce que, pour certaines raisons, je désirais le garder secret. L’une de ces raisons était que je craignais d’être devancé. Quand un projet scientifique court les rues, on risque de se voir servi comme Scott l’a été par Amundsen. Si Scott avait été aussi muet que moi, ç’aurait été lui, et non Amundsen, qui aurait planté le premier drapeau au pôle sud. Pour ma part, j’ai un dessein aussi important que le pôle sud ; voilà pourquoi j’ai observé le silence. Mais maintenant nous sommes à la veille de notre grande aventure, et aucun concurrent ne dispose du temps nécessaire pour me voler mon idée. Demain nous partons vers notre but.